2 : COMMENT FAIRE DE L'ETHNOGRAPHIE QUAND ON N'AIME PAS « SES INDIGÈNES » ? Une
2 : COMMENT FAIRE DE L'ETHNOGRAPHIE QUAND ON N'AIME PAS « SES INDIGÈNES » ? Une enquête au sein d'un mouvement xénophobe Martina Avanza in Alban Bensa et Didier Fassin , Les politiques de l'enquête La Découverte | Recherches 2008 pages 41 à 58 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/politiques-de-l-enquete---page-41.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Avanza Martina, « 2 : Comment faire de l'ethnographie quand on n'aime pas « ses indigènes » ? » Une enquête au sein d'un mouvement xénophobe, in Alban Bensa et Didier Fassin , Les politiques de l'enquête La Découverte « Recherches », 2008 p. 41-58. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte. © La Découverte. 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En visite au siège de la Ligue du Nord, parti sur lequel je fais ma thèse, je bavarde avec Andrea, président d’une associa- tion culturelle liée au parti, enseignant de littérature dans le secondaire et mon « interlocuteur privilégié » sur le terrain. Une dame d’une cinquan- taine d’années passe dans le bureau lui dire bonjour. Elle est militante léguiste et Andrea, qui semble bien la connaître, lui demande, inquiet, des nouvelles de sa fille. La dame, visiblement gênée de parler devant moi, soupire, esquive le sujet et s’en va. Curieuse, je demande à Andrea ce qui est arrivé à la fille de cette dame (je pensais, vu le ton employé, à une maladie). Andrea me dit, l’air navré : « T’imagines, elle envoie sa fille en Erasmus en Angleterre et elle se met à sortir avec un musulman, un Pakistanais et tout ! La pauvre, elle est désespérée ». Je tente de feindre de la compassion et me dis que, vraiment, ce n’est pas la peine de dire à Andrea, avec lequel j’entretiens pourtant des relations très cordiales, que je partage moi-même ma vie avec un Marocain. Le problème de la « juste distance » est inhérent à toute enquête eth- nographique [Bensa, 1995a]. Néanmoins, cette question se pose de manière accrue quand l’ethnologue « part sur le terrain » sachant que les personnes avec lesquelles il va travailler par « observation partici- pante » représentent politiquement tout ce qu’il déteste. Certes, les relations avec les enquêtés peuvent être difficiles même quand l’ethno- logue part sans a priori, voire avec un a priori positif. Mais quand on décide, comme je l’ai fait pour ma thèse [Avanza, 2007], de mener une enquête auprès des militants d’un parti ouvertement xénophobe, la Ligue du Nord (Italie), on sait avant même de commencer le terrain qu’il sera difficile de trouver la « juste distance ». L’ethnographie, d’ailleurs, ne semble pas avoir été conçue pour ce genre de situations. Certains auteurs considèrent qu’il est tout simplement 2 Comment faire de l’ethnographie quand on n’aime pas « ses indigènes» ? Une enquête au sein d’un mouvement xénophobe Martina Avanza Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lausanne - - 130.223.250.184 - 30/10/2014 16h37. © La Découverte Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lausanne - - 130.223.250.184 - 30/10/2014 16h37. © La Découverte improbable « de pratiquer une bonne ethnographie au sein d’un groupe qui ne susciterait qu’antipathie ou angoisse, ou dont les activités n’inspi- reraient que dédain ou ennui » [Olivier de Sardan, 2000, p. 434]. D’autres se posent la question : « L’empathie du chercheur est-elle gage de qua- lité ? » [Bizeul, 2007a, p. 76]. Il suffit de voir l’ampleur des polémiques qui ont agité le milieu anthropologique lors de la parution du journal de terrain de Bronislaw Malinowski, débordant de mépris et d’agacement envers les Mélanésiens [1985], ou lors de la sortie de l’ouvrage de Colin Turnbull, décrivant les Iks comme un peuple « sans amour » dépourvu d’humanité [1973]1, pour se rendre compte que le manque d’empathie envers le groupe étudié est considéré comme une véritable faute profes- sionnelle remettant en cause la qualité de l’enquête elle-même. Privilégiant les études portant sur les sociétés anciennement coloni- sées et les groupes dominés, les ethnographes sont souvent animés d’une volonté de réhabilitation des sociétés qu’ils étudient. « D’une certaine manière, faire du terrain revient à rendre justice, à voire réha- biliter des pratiques ignorées, mal comprises ou méprisées » [Beaud et Weber, 1998, p. 9]. Pour certains auteurs post-modernistes, il faut aller jusqu’à bannir le terme d’observation participante et privilégier celui de « dialogue » pour montrer la « nature coopérative et collaborative de la situation ethnographique » [Tyler, 1986, p. 126]. Nous voyons à quel point il est problématique d’appliquer ces propos à mon sujet. En effet, si la Ligue du Nord est certes un parti stigmatisé, peut-on vraiment avoir le désir de le réhabiliter ou de collaborer avec lui ? Cette apparente antinomie entre les méthodes d’enquête ethnogra- phiques (voire plus largement les méthodes qualitatives) et la distance au groupe étudié explique en grande partie le fait que, concernant des objets politiques, les études existantes tendent à privilégier des mouve- ments envers lesquels les chercheurs éprouvent de la sympathie, notamment les mobilisations en faveur de groupes dominés. En passant en revue les bibliographies d’ouvrages de synthèse récents, en anglais, sur les mouvements sociaux, Kathleen Blee [2007] a trouvé que 90 % des références concernent des mouvements progressistes (écologistes, défenseurs des droits civiques, féministes, altermondialistes, gay et les- biens, etc.). Cas emblématique, les études féministes aux États-Unis sont menées par des femmes (dans la très grande majorité des cas) sur des femmes pour aider des femmes. Les féministes invoquent alors une « immersion totale » dans le terrain, une « épistémologie de l’intério- rité » qui met en avant l’identification, la confiance, l’empathie dans le LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE 42 1. Sur le journal de Malinowski voir, entre autres, le compte rendu de lecture de Clifford Geertz [1967]. Sur l’ouvrage de Turnbull, voir la critique de Frederick Barth [1974], suivie d’une réponse de Turnbull [1974]. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lausanne - - 130.223.250.184 - 30/10/2014 16h37. © La Découverte Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lausanne - - 130.223.250.184 - 30/10/2014 16h37. © La Découverte but d’établir une relation de coopération et collaboration [Reinharz, 1992]. La même démarche est invoquée aux États-Unis par les tenants des black studies ou des gay and lesbian studies. En France, les travaux d’ethnographie politique portent également, dans leur grande majorité, sur des mouvements dont les chercheurs partagent, au moins en partie, les revendications comme c’est le cas, entre autres, des décolonisations, de la mobilisation des « sans » (sans papiers, sans logement, chômeurs) ou des malades du sida. Peu d’ethnographes ont choisi d’enquêter sur les groupes de « vétérans » de la guerre d’Algérie, les groupes anti-avor- tements ou les nationalistes caldoches… L’ethnographie de l’extrême droite française semble susciter plus de vocations, mais ce de manière récente [Bizeul, 2003 et Boumaza, 2001]. Les historiens ont davantage réfléchi aux questions morales et éthiques soulevées par les objets de recherche politiquement « détesta- bles », notamment à propos du nazisme et de la Shoah [Zawadzki, 2002]. Néanmoins, toutes proportions gardées (comparés aux « bour- reaux volontaires de Hitler» [Goldhagen, 1997], les léguistes ne paraissent pas si détestables…), l’ethnographe est confronté à une dif- ficulté que l’historien, généralement, ne connaît pas. Si l’historien travaille surtout par archives, l’ethnographe, pour obtenir des informa- tions, doit « payer de sa personne, s’engager dans des relations intellectuelles, affectives et morales avec ses interlocuteurs » [Bensa, 1993]. Or, comment nouer ce genre de relations avec des individus qui représentent tout ce qui politiquement vous révolte2 ? Dans le cas de mon terrain, cette question s’est ultérieurement com- pliquée du fait que mes enquêtés, loin d’être hostiles et suspicieux à mon égard comme je m’y attendais, m’ont accueillie avec bienveil- lance. C’est que, dès les premiers contacts, quand j’ai déclaré être ethnologue, les militants léguistes m’ont identifiée comme une alliée « naturelle ». Se battant pour l’indépendance de l’Italie septentrionale, rebaptisée Padanie, au nom d’une « culture padane » que personne, en dehors du parti, ne revendique, les léguistes manquent cruellement de légitimité dans le champ politique et intellectuel. Percevant les ethno- logues comme les chantres de la « différence culturelle » et des « traditions », les léguistes ont pensé que je comprenais leur cause et pouvais la servir. Bref, les uploads/Politique/ 2-comment-faire-de-l-ethnographie-quand.pdf
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- Publié le Fev 16, 2022
- Catégorie Politics / Politiq...
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