FAIRE CORPS Introduction Anne Dujin Éditions Esprit | « Esprit » 2022/7 Juillet

FAIRE CORPS Introduction Anne Dujin Éditions Esprit | « Esprit » 2022/7 Juillet-Août | pages 33 à 38 ISSN 0014-0759 ISBN 9782372342193 DOI 10.3917/espri.2207.0033 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-esprit-2022-7-page-33.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Éditions Esprit. © Éditions Esprit. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Il s’agissait alors d’interroger une nouvelle vague de transfor­ mation de notre rapport au corps, après celle des années 1960, où l’on « réclam[ait] tout, tout de suite : jouissance sans entraves et révolution politique », le corps devenant alors « cet étonnant mot-valise ramassant de l’inconscient, du visible, du vécu1 ». Au début des années 1980, c’est un corps bien différent qu’il s’agit de saisir : un corps qui fait retour sur soi, objet de nouvelles pratiques sociales, telles la gymnastique dans des clubs de remise en forme de plus en plus nombreux ou l’expression personnelle articulée au travail psychologique : « Il y est bien sûr, question de libération, de prise de conscience, voire de transgression ; mais sur un mode beaucoup plus intime, beaucoup plus personnel et, en définitive, non politique. » À l’issue de deux ans d’une pandémie qui les a tant éprouvés, il est patent que quelque chose a changé dans notre représentation des corps. Une nouvelle vague est passée, peut-être même un nouveau « choc », qu’il faut désormais penser. Jamais sans doute il n’a été donné à ­ l’humanité de vivre une expérience corporelle de manière aussi synchrone, et par-là même en partie collective, qu’avec la survenue de l’épidémie de Covid-19 : confinement des corps, épreuve de la maladie, disparition du lien sensible à l’autre. Or ce corps soudain contraint ou malade n’est plus celui qu’évoquait Georges Vigarello, à la fois réflexif et efficace. L’idéal social d’autonomie, qui repose largement sur un corps performant, s’est trouvé mis à mal par la découverte de nos fragilités et de nos dépendances corporelles2. 1 - Georges Vigarello, « Le corps… entre illusions et savoirs », Esprit, février 1982. 2 - Voir Katrin Becker, « Le retour du corps refoulé », Esprit, février 2021. © Éditions Esprit | Téléchargé le 08/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 102.78.78.84) © Éditions Esprit | Téléchargé le 08/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 102.78.78.84) /34 Anne Dujin · ESPRIT · Juillet-août 2022 La résistance du corps propre Si l’événement de la pandémie a manifesté ce lien à nos corps, sa redécou­ verte date cependant de plus loin et travaillait les sciences sociales depuis quelque temps. Le « corps propre », selon la formule de Merleau-Ponty, ce corps qui « est dans le monde comme le cœur dans l’organisme : il maintient continuellement en vie le spectacle visible, il l’anime et le nourrit intérieurement 3 », ce corps par lequel passe toute notre expérience du monde, avait déjà, avant la pandémie, débordé le cadre dans lequel avait prétendu le circonscrire la pression au « travail sur soi ». C’est d’abord que le corps s’est retrouvé pris dans le grand mouvement de critique de la gouvernementalité néolibérale et de la biopolitique : contestation du recentrement sur l’individu, d’une logique de perfor­ mance déployée à tous les échelons du social, de l’idée de progrès et de ses adjuvants techniques, tout cela a convergé vers une remise en question de notre capacité à « produire le corps », un corps adapté à nos exigences, et en premier lieu à celles de l’économie capitaliste4. La montée en puissance de la question écologique a également nourri la critique de la maîtrise du corps, à l’instar de celle du vivant plus largement, et la nécessité de les réarrimer à leur environnement. Isabelle Queval, travaillant sur le sport, écrivait ainsi dans Esprit au début des années 2000 que « la question du dopage n’est pas, comme on pourrait le croire, que la cassure d’une identité sportive établie, mais aussi le prolongement d’une quête effrénée de l’amélioration, l’excroissance d’un rapport nature/culture moderne poussé au bout de sa logique. Faire mieux, n’est-ce pas là un puissant motif de contradiction, de surpassement de la nature 5 ? » Tandis que se déployait cette critique, de nouvelles pratiques sociales liées au corps émergeaient, silencieusement pour la plupart : valorisation de l’allaitement maternel, du « peau à peau » avec les nouveau-nés, nou­ velles modalités du deuil invitant à toucher le corps mort de l’être perdu, mais également attentes croissantes à l’égard de la génétique pour fonder l’identité. Des pratiques aussi diverses qu’ordinaires, passant sous les radars des mobilisations militantes, qui pour la sociologue Dominique Memmi font signe vers une nouvelle forme de travail social qu’elle 3 - Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 235. 4 - Parmi les très nombreux ouvrages récemment consacrés à la critique du néolibéralisme, citons Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard, 2019. 5 - Isabelle Queval, « Sport, dépassement de soi et idée de nature », Esprit, juillet 2001. © Éditions Esprit | Téléchargé le 08/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 102.78.78.84) © Éditions Esprit | Téléchargé le 08/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 102.78.78.84) 35/ Introduction · ESPRIT · Juillet-août 2022 ­ qualifie d’« incarnation », consistant à recourir au corps « comme fondement plus ou moins important, plus ou moins exclusif, des identités6 ». Pour autant, cette « revanche de la chair » n’a rien à avoir avec un retour à une « loi naturelle ». Si une attention nouvelle est bien accordée au corps propre, les indi­ vidus ne se résignent plus devant lui. Le corps existentiel d’aujourd’hui, à travers lequel nous concevons notre présence au monde et à la société, est un corps choisi. Trois figures du corps contemporain Ce sont ces nouvelles manières de s’affirmer à partir du corps, mais également de faire corps, que ce dossier a voulu interroger. Le point de départ de la réflexion s’est logé dans l’observation de nouvelles pra­ tiques militantes, en particulier parmi les jeunes générations, où une place singulière est faite au corps : les mouvements féministes revendiquent aujourd’hui que les règles, la fausse couche ou la ménopause ne soient plus invisibilisées et fassent l’objet d’une attention sociale nouvelle. Ce que la philosophe Camille Froidevaux-Metterie a qualifié de « tournant génital du féminisme 7 ». Mais le militantisme « à partir du corps » est aussi ce qui caractérise certaines formes d’engagement écologiste, notamment végétarien ou végan. L’action politique y est d’abord un agir sur soi, une exemplarité qui est celle d’un corps nourri et vêtu de manière éthique, respectueuse du vivant. Ces militantismes contemporains donnent à première vue une formidable actualité à la pensée de Michel Foucault, notamment son œuvre tardive, où le « dire-vrai » ne passe plus tant par le discours, que par l’incarnation, dans un corps, d’une vérité vécue et mani­ festée8. Plus besoin de grands mots, c’est à travers le corps comme lieu de véridiction que s’éprouve la justesse d’un combat. Ce qui fait dire ici au philosophe Michaël Fœssel que Foucault avait compris, dès le milieu des années 1970, que la figure du sujet révolutionnaire, tendu vers un horizon 6 - Dominique Memmi, La Revanche de la chair. Essai sur les nouveaux supports de l’identité, Paris, Seuil, 2014. 7 - Voir à ce propos l’entretien qu’elle a accordé à Esprit : « Le retour du corps féminin », Esprit, janvier-­ février 2021, et son dernier livre, Un corps à soi, Paris, Seuil, 2021. 8 - C’est notamment dans son dernier cours au Collège de France que Michel Foucault développe ces aspects : Le Courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II. Cours au Collège de France, 1984, Paris, Galiimard/Seuil, 2009. © Éditions Esprit | Téléchargé le 08/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 102.78.78.84) © Éditions Esprit | Téléchargé le 08/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 102.78.78.84) /36 Anne Dujin · ESPRIT · Juillet-août 2022 de transformation du monde, était appelée à s’effacer au profit de celle du militant uploads/Politique/ espri-2207-0033 1 .pdf

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