De la gouvernance à la gouvernementalité ? Action publique territoriale au Maro
De la gouvernance à la gouvernementalité ? Action publique territoriale au Maroc Claude de Miras * Nous ne reviendrons pas sur l’étymologie et la trajectoire sinueuse de la notion de gouvernance. En France, des auteurs comme Patrick Le Galès 1, Bernard Jouve 2, Guy Hermet 3, Jean-Pierre Gaudin 4, y ont consacré de nombreuses réflexions et analyses en partant du constat de la complexification du gouvernement des villes dans les pays développés. La gouvernance intéresse maintenant une multitude d’intervenants qui questionnent le rôle de l’État, renouvellent les rapports entre les sphères privée et publique et introduisent une nouvelle conception d’une action publique territorialisée, déléguée et décentralisée. La fin de l’État-providence, le rôle croissant des institutions internationales, la montée des conceptions * Claude de Miras est économiste et directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement. 1. P. Le Galès, « Gouvernement et gouvernances des territoires », Problèmes politiques et sociaux, n° 922, mars 2006 ; P. Le Galès, « Gouvernance » et « Les instruments de l’action publique », dans L. Boussaguet, S. Jacquot, P. Ravinet (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2004 ; P. Le Galès, « Gouvernance », dans R. Boudon, P. Besnard, M. Cherkaoui (dir.), Dictionnaire de sociologie, Paris, Larousse, 1999. 2. B. Jouve, La Gouvernance urbaine en questions, Paris, Elsevier, 2007 [2003]. 3. G. Hermet, L’Hiver de la démocratie ou le nouveau régime, Paris, Armand Colin, 2007, 229 p. 4. J.-P. Gaudin, La Gouvernance, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 2002 ; J.-P. Gaudin, Pourquoi la gouvernance ?, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, coll. « la Bibliothèque du citoyen », 2002, 140 p. ; J.-P. Gaudin, Gouverner par contrat ?, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 2000. Maghreb-Machrek, N° 202, Hiver 2009-2010 © ESKA | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info via Institut de Recherche pour le Développement (IP: 194.167.239.129) libérales, ont légitimé la refonte du cadre de la décision qui de publique est devenue collective, négociée ou encore partenariale sur une échelle élargie (locale, nationale et internationale). Les rapports entre gouvernance et démocratie ont peu à peu émergé à partir de l’articulation ou de l’opposition entre, d’une part, démocratie élective (ou représentative) et, d’autre part, démocratie participative (ou délibérative). Mais si nous transposons ces considérations dans le contexte des pays en développement, nous constaterons que l’analyse inductive de la gouvernance n’a pas vraiment eu droit de cité, puisqu’il s’est agi, depuis la fin de la décennie 1980 jusqu’au début des années 2000, de promouvoir partout une stratégie volontariste d’ingénierie sociale à travers une myriade de projets formatés à l’image de la normativité polymorphe de la gouvernance. Dans cette perspective, cette notion ne s’est guère encombrée d’un bilan et d’une évolution face aux contraintes des développements réels, pas plus que de nuances qui auraient permis de rendre compte du rapport entre logique volontariste de gouvernance et niveaux de développement. Mais avec la fin de l’ère de la dérégulation à tout prix, la mise au jour des limites voire des échecs du recours obligé au marché, avec une mondialisation inégale et une nette différenciation des Suds, il peut être utile de revenir sur la notion de gouvernance moins pour la relégitimer que pour comprendre la « géographie de la gouvernance » qui révèle que cette notion stratégique ne s’est pas projetée et appliquée partout identiquement (davantage au sein des Suds qu’au nord). En première approximation, il est clair que les pays développés ont été beaucoup moins soumis à une application intensive de ce mot d’ordre (même s’il peut constituer une référence pour la décision collective). De même, partout, malgré une référence immodérée à la « participation », les couches urbaines aisées n’ont jamais été comptées parmi les fameux stakeholders des dispositifs d’ingénierie sociale pourtant réputés participatifs. Dans cette même perspective de différenciation dans la force de pénétration de cette notion, il est clair que les pays où la résilience de l’État s’est affirmée, l’action de la gouvernance n’a pu s’opérer que dans le maillage de l’action publique. Plus encore, les pays dits émergents ont attribué à cette notion une épaisseur spécifique qui doit être distinguée de celle que les pays les moins avancés ont donné : la gouvernance pratiquée au Mali ou au Bénin n’a pas grand- chose à voir avec celle mise en œuvre au Maroc ou en Tunisie. Après plus d’une décennie, ces différenciations, corrélées au niveau de développement, doivent être mises au jour car elles sont éclairantes à la fois sur le contenu et la fonction de cette notion, et conduisent à un constat qui oblige à renverser l’ordre des facteurs : c’est moins la gouvernance qui a été capable de façonner de nouveaux rapports sociaux autour de la décision collective que l’inverse : les niveaux de développement – schématiquement, celui des pays les moins avancés et des pays en transition –, l’organisation sociale et celle des pouvoirs nationaux semblent finalement avoir largement déterminé la matière concrète de la gouvernance. À tel point que, dans le cas 34 Claude de Miras © ESKA | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info via Institut de Recherche pour le Développement (IP: 194.167.239.129) des pays émergents, à partir de l’exemple du Maroc, nous nous interrogerons sur la pertinence du recours à ce terme. Nous distinguerons donc schématiquement deux contextes dans lesquels la gouvernance peut être mise en œuvre. Le premier s’inspirera de la situation des pays subsahariens. Le second se fondera sur l’exemple du Maroc que nous étayerons plus spécifiquement puisqu’il nous permettra d’observer que la notion de « gouvernementalité » pourrait permettre de dépasser la normativité de la gouvernance telle qu’elle a été martelée depuis une quinzaine d’années et de mieux restituer la texture et l’épaisseur des entités, des échelles et des réseaux qui interviennent dans une décision publique prise par l’État. La gouvernance des pays « émargeants », largement dépendante de l’aide publique au développement (APD) À propos des pays les moins avancés, nous proposerons une explication possible de ce paradigme dans le contexte d’un développement « émargeant », c’est-à-dire dépendant de façon significative de l’aide internationale, sans développer ici cet aspect macroéconomique. Nous voudrions donner quelques pistes de réflexion pour comprendre comment cette gouvernance paraît s’être inspirée de l’économie politique néoclassique pour fonder sa logique : il s’est agi de prendre en considération que la décision politique pouvait être considérée comme une confrontation entre une offre publique relative à un service ou à un bien et une demande collective d’usagers. Pour créer la scène de la gouvernance, il a fallu rompre le monopole étatique de l’offre en services publics en multipliant les opérateurs et en élargissant les niveaux de médiation et d’acteurs du côté de la demande. Pour faire vivre cette construction sociale, est né le mythe que ces « parties prenantes » étaient dans une négociation paritaire et horizontale destinée à faire émerger un choix optimal donnant à la décision publique une légitimité collective et consensuelle. Les conflits d’intérêt disparaissaient, les oppositions sociales engendrant des tensions violentes et longues allaient céder la place à la concertation. Le fonctionnement du marché – lieu de confrontation de l’offre et de la demande – était réputé optimal puisque la « main invisible » déterminait le prix d’équilibre satisfaisant à la fois l’offre et la demande. Le marché et l’échange pacifié remplaçaient l’appropriation brutale des biens et des richesses par la force ou par le vol. De la même façon, « la participation », fonctionnant comme cette main invisible, parviendrait théoriquement à déterminer le meilleur compromis en matière de choix collectif. Bien entendu, cela supposait la construction d’une gouvernance conçue comme un marché qui, pour être pur et parfait, devait mettre face à face des offreurs en concurrence et des clients libres, consentants et solvables. 35 Action publique territoriale au Maroc © ESKA | Téléchargé le 22/12/2020 sur www.cairn.info via Institut de Recherche pour le Développement (IP: 194.167.239.129) Selon cette logique, l’État, entité exorbitante, devait évidemment s’effacer ; des acteurs nouveaux devaient être créés et adhérer à cette nouvelle logique de la décision : ONG, associations, société civile, ont proliféré ; la décentralisation est venue remplacer – en l’effaçant – la tutelle de l’État ; les opérateurs privés sont devenus des interlocuteurs de ce nouveau dialogue, et les institutions internationales ont distribué force budgets à travers des myriades de projets locaux destinés à la fois à se substituer à un État réputé et rendu défaillant et à constituer localement ces scènes de gouvernance organisées autour d’acteurs dépendants puisqu’appointés. Ces théâtres de la décision politique ont représenté des lieux de rencontre entre bailleurs commanditaires et acteurs créés et rétribués dans le cadre d’une ingénierie sociale, par définition, « construite ». La fiction d’une dynamique portée par le bas, d’une parité entre les acteurs dans le processus de décision, de l’émergence de nouvelles élites actives dans une démocratie devenue participative, a fait illusion ou tenu tant que la rente internationale était en mesure de financer et de soutenir ces dispositifs d’ingénierie sociale. Cette gouvernance a largement uploads/Politique/ action-publiq.pdf
Documents similaires










-
46
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jan 04, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
- Langue French
- Taille du fichier 0.1559MB