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1 Espacestemps.net - 1 / 23 - 26.02.2020 Espacestemps.net Penser les humains ensemble. Une esquisse sociohistorique de la lente émergence du citoyen-souverain au Cameroun. Par Gérard Martial Amougou. Le 19 avril 2018 Illustration : Ludwig Tröller, « Yaoundé », 09.05.2014, Flickr (licence Creative Commons). À chaque période de l’histoire sociale et politique des sociétés subsahariennes, l’environnement dominant a toujours suscité des itinéraires d’indignation susceptibles de déboucher sur des engagements orientés dans un souci de préservation des droits fondamentaux des individus[1]. Ainsi, le régime de l’indigénat et sa cohorte de discriminations seraient à l’origine de soulèvements populaires traduisant une tentative de renversement, sinon de réforme, de l’ordre colonial (Bouamama 2017, p. 25-28) (Boukari-Yabara 2017, p. 145-156). De manière moins officielle, plus indirecte, mais non moins inscrite dans l’historicité sociale en cours, le combat pour l’autodétermination ouvrira un champ fécond de structuration d’identités politiques nouvelles, conservées et reproduites continuellement par une mémoire collective soucieuse de tuer les Pères des indépendances officielles en Afrique noire francophone (Havard 2007) (Havard 2009). C’est en cela que le mouvement nationaliste camerounais des années 1950 jouera un rôle déterminant dans le 2 Espacestemps.net - 2 / 23 - 26.02.2020 développement politique, à travers la dénonciation des exactions du régime colonial, en y associant une action organisée dans l’optique de le subvertir (Joseph 1986). Ces acteurs-précurseurs auraient ainsi ouvert la voie à une quête permanente d’autodétermination[2] qui m’amène à esquisser un modèle-type de citoyen-souverain à partir de l’observation des logiques d’action actuelles du sujet-acteur évoluant en marge des pouvoirs dominants (Amougou 2015). À partir des récits de vie recueillis auprès de neuf profils sélectionnés[3], la présente contribution se propose d’esquisser une théorie du citoyen-souverain en sourdine, en mettant la précarité et la vulnérabilité au cœur de la dynamique de subjectivation enclenchée. Mais alors que la vulnérabilité vis-à-vis de soi est suspectée comme étant un obstacle au devenir-acteur, au regard des résultats d’enquête menée par Geoffrey Pleyers (2016a) auprès de jeunes écologistes européens, la prise de conscience de la précarité environnementale apparaît plutôt comme le principal levain de l’action chez le sujet-acteur camerounais. Concrètement, il s’agit d’explorer comment les effets induits d’un contexte socio-historique jugé « inconfortable » informent les transformations de la subjectivité individuelle. Il s’agit aussi, et surtout, d’analyser comment la rupture biographique (Voegtli 2004), en astreignant à la « déviance » et à l’obligation de se réinventer, débouche sur de nouvelles formes de créativité citoyenne et politique qui, in fine, permettent d’esquisser une théorie du citoyen-souverain en perspective. Cadrage sociohistorique et échantillonnage. L’individu inscrit dans le créneau normal de socialisation ne peut être considéré comme un sujet. Ce statut ne lui est conféré que lorsqu’il commence à se poser des questions sur son quant-à-être social. C’est à cette condition qu’il peut re-questionner ledit parcours « normal » de socialisation – ce qui, très souvent, débouche sur une rupture biographique. En parvenant à assumer le statut de « déviant », au bout d’une période délicate de tensions identitaires, le nouveau sujet se retrouve dans l’obligation de se re-créer pour procurer du sens à son existence. Cet ultime geste constitue, en général, l’acte de création de l’acteur qui, en se prenant en charge, devient par ce même fait un individu producteur du contemporain (Agamben 2008). Ce scénario est un idéal-type. Il informe pourtant l’expérience individuelle du sujet-acteur de notre échantillon, chez qui le déclenchement de l’autodétermination semble consécutif d’une rupture biographique traduisant l’émancipation de la destinée sociale et l’entame d’une expérience inédite d’invention de soi (Kaufmann 2004). Dans le monde moderne, la socialisation désigne un ensemble de microprocessus de fabrication sociale des individus. Ces processus, souvent contradictoires, varient constamment en fonction de l’inscription de l’individu au sein de certaines sous- cultures plutôt que d’autres. Mais de façon générale, la socialisation renvoie à une forme d’intégration sociale traduisant une normalisation des conduites en vue d’adapter les individus aux modes précis de fonctionnement de la société (Gaulejac 2009, p. 42). Un modèle curieux de sociabilité émerge avec la naissance de l’État au Cameroun, tournant le dos à la pluralité. Celui-ci est marqué, en effet, par un processus univoque de socialisation, camouflant à peine un projet politique d’assujettissement social dont l’ultime objectif est la subordination de l’individu au pouvoir en place (Butler 2002, p. 23). L’adoption, par Ahmadou Ahidjo, d’une politique 3 Espacestemps.net - 3 / 23 - 26.02.2020 publique monopoliste et répressive va continuellement remodeler les mécanismes de socialisation. De fait, la constitution d’un ordre politique autoritaire ne contribue pas seulement à effilocher le tissu social embrigadé par la pensée unique. Cette pratique inaugure également un processus d’uniformisation « passive » de la société, qui impacte même sur les parcours de jeunesse et d’enfance. « Moi je vois un peu comment sous le parti unique au temps d’Ahidjo, j’étais enfant, j’étais au collège, je voyais très bien que c’était une mascarade, il y avait la peur ! Il y avait tout cela. Je regardais bien comment les gens étaient, les gens faisaient, le cœur n’y était pas, il y avait la peur, on voyait qu’ils craignaient, mais que le cœur n’y était pas » (entretien avec Haman, Yaoundé, le 16 décembre 2011). Cet extrait, tiré du récit de Haman, directeur de publication du quotidien Le Jour, révèle les germes d’une culture politique de méfiance réciproque et sournoise, qui déteint sur le reste du corps social comme une poudrée, à travers les relais administratifs. Surtout, il informe sur la structuration d’un environnement où les identités socialement prédéfinies au sein d’un programme institutionnel hégémonique orientent l’ensemble des trajectoires biographiques (Berger et Luckmann 2012, p. 259). Incidemment, un habitus d’accommodation passive des individus dans une norme pratique univoque va se consolider, à travers l’émergence progressive d’un modèle de socialisation structuré par des dispositions psychologiques durables et transposables de génération en génération au profit de la légitimation du régime en place (Bourdieu 1980). Tant et si bien qu’au bout d’un certain moment, l’assujettissement finit par être accepté comme un fait naturel par les couches sociales désormais installées dans la crainte. Après la démission d’Ahmadou Ahidjo en 1982, la rhétorique de « démocratisation » proclamée de Paul Biya va se complaire au sein du dispositif systémique mis en place durant le règne de son prédécesseur (Eboussi Boulaga 1997). En s’appuyant sur son pouvoir constitutionnel (art. 9) de nomination aux emplois civils et militaires, l’homme du « renouveau » ne renonce guère aux procédures de « relégitimation » autoritaire, qui transitent nécessairement par la quête de stratégies nouvelles de « renormalisation » et de « reconsolidation » (Owona Nguini 1997, p. 431). Dès lors, la soumission finit par s’enraciner « dans la tristesse qui fixe les individus dans le pâtir plutôt que dans l’agir, l’impuissance plutôt que la résistance, le conformisme plutôt que la libération » (Gaulejac 2009, p. 54). Un processus d’intériorisation, par les individus, d’une personnalité sociale de base, édictée d’abord par l’ordre dominant, s’enracine subtilement au sein des couches sociales. Ce processus d’intériorisation est ensuite intégré, réadapté et réajusté par chaque individu, quel qu’il soit, à sa personnalité individuelle, au triple plan biologique, affectif et mental (Nga Ndongo 2005). Le tableau ci-dessous regroupe des enquêtés dont les récits de vie et – pour certains – les postures affichées au sein de l’espace public s’efforcent de quereller contre cette tendance lourde historique, en opérant des ruptures biographiques. 4 Espacestemps.net - 4 / 23 - 26.02.2020 La destinée sociale comme un parcours « normal » de socialisation. Dans la perspective de Guy Bajoit (2013, p. 141), la destinée sociale désigne un parcours de vie non choisi par l’individu. Degré zéro de l’individu sujet de lui-même, elle décrit d’abord une trajectoire répondant aux attentes des « autres » et obéissant aux suggestions et/ou injonctions des instances de socialisation. Au regard de la trajectoire « normale » de l’individu subsaharien, la destinée sociale trouverait sa matérialisation idéale dans la mise en conformité de tout parcours avec les imaginaires officiels de la réussite. Et dans la perspective de ces derniers, l’administration publique apparaît comme le cadre rassurant et prestigieux par excellence, au sein duquel chacun est appelé à se réaliser. C’est pourquoi tous les investissements et « sacrifices », consentis par des parents en vue d’encourager leurs progénitures à se perfectionner dans la formation scolaire, trouvent leur principale explication dans l’espoir de déboucher sur une carrière administrative prestigieuse. Cet espoir trouve son fondement dans le fait que cette réussite escomptée entretient à son tour l’espoir d’un bien-être commun, suivant la formule de la « dette » communautaire. Dès lors, l’individu soutenu par les siens dans son parcours scolaire est astreint à un canevas de réussite au sein duquel la déviation est peu tolérée, voire mal vécue. Cette 5 Espacestemps.net - 5 / 23 - 26.02.2020 pesanteur familiale et sociétale trouve son principal stimulant dans l’emprise environnementale globale, moins favorable à la promotion d’un esprit critique du fait d’un ordre politique autoritaire et promouvant l’infantilisation continue des couches sociales (Mbembe 1985). C’est en cela que l’individu se retrouve structuré et policé à travers des canaux précis de socialisation, qui uploads/Politique/ art-une-esquisse-sociohistorique-de-la-lente-emergence-ducitoyen-souverain-au-cameroun-2018 1 .pdf
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- Publié le Dec 02, 2021
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