Monsieur Stanley Hoffmann Aspects du régime de Vichy In: Revue française de sci

Monsieur Stanley Hoffmann Aspects du régime de Vichy In: Revue française de science politique, 6e année, n°1, 1956. pp. 44-69. Citer ce document / Cite this document : Hoffmann Stanley. Aspects du régime de Vichy. In: Revue française de science politique, 6e année, n°1, 1956. pp. 44-69. doi : 10.3406/rfsp.1956.402675 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsp_0035-2950_1956_num_6_1_402675 Aspects du Régime de Vichy STANLEY HOFFMANN I IT ne littérature abondante a, depuis des années, rendu j familiers les traits principaux du régime de Vichy. L'histo rien, devant l'accumulation des mémoires, attaques, plai doyers, biographies, procès, et la récente synthèse de M. Robert Aron, ne peut se plaindre que de l'excès même de la documentation. Le spécialiste de la science politique, lui, est dans une situation moins enviable : le terrain est presque vierge. Depuis l'ouvrage que M. Raymond Aron a consacré, au fur et à mesure de l'évolu tion du régime, à l'étude de celui-ci *, il n'y a eu aucune tentative satisfaisante pour le replacer dans la tradition politique française, délimiter les différents courants qui s'y sont trouvés mêlés, analyser la signification sociale des mesures prises et de la politique suivie. Les grandes questions de la science politique, que le professeur Lasswell résuma un jour dans une formule qu'on peut paraphraser ainsi : qui obtient quoi, comment, quand et pourquoi, devraient pourtant être posées à propos de ce régime. Tout se passe, au contraire, comme s'il s'était agi d'une simple parenthèse. La IVe République ayant vite retrouvé la route de la IIIe, les quelques années qui les ont séparées paraissent avoir perdu de leur intérêt. C'est là, croyons-nous, une erreur. Peu de phénomènes offrent autant de ressources à la science politique que le régime de Vichy. Il existe une riche sociologie des révolutions ; une étude de Vichy fournirait une belle contribution à une sociologie de la contre-révol ution ; tout comme elle compléterait les études récentes sur la droite en France et les expériences totalitaires du XXe siècle. Il ne faudrait pas que la science politique française s'absorbât exclusi- 1. De l'armistice à l'insurrection nationale, Gallimard, 1945. Aspects du Régime de Vichy vement dans l'étude des régimes de démocratie représentative, les recherches de géographie électorale, ou la science des partis. Les pays, les périodes sans partis ni élections, ne sont pas moins riches d'enseignements, et les problèmes que nous avons l'habitude d'étu dier dans un certain cadre — comportement des électeurs, compos ition sociale des partis, appel des partis aux groupes sociaux — se posent tout autant dans les régimes autoritaires ou totalitaires : les cadres sont différents, mais la matière première de la science politique ne l'est pas. D'ailleurs, ce n'est pas seulement le spécialiste du jeu politique et de son interprétation sociale qui trouverait un passionnant sujet de recherches dans le régime de Vichy. Ceux (à vrai dire rares) qui s'intéressent aux idées politiques, et au comportement politique, des intellectuels français contemporains, pourraient y faire des découvertes ou y obtenir des confirmations d'un grand intérêt. Dans l'amas de revues de toutes sortes publiées sous ce paradoxal régime qui censurait impitoyablement tout ce qui ne convenait pas à l'occu pant ou à lui-même, mais subventionnait tout ce qui le servait, et souvent aussi ce qui le servait moins mais que l'occupation lui imposait, deux courants d'idées différents ressortent. D'un côté, les intellectuels lancés à la poursuite d'une sorte de mirage pseudol atin, d'une société statique et classique où régneraient les valeurs d'ordre et de hiérarchie des grandes périodes de la civilisation occidentale — la paix romaine et le moyen âge — et qui maint iendrait chacun à sa place sous la sage conduite de prudentes élites auxquelles la religion chrétienne donnerait un supplément d'âme et de police. De l'autre côté, des intellectuels tourmentés par le mirage pseudo-nordique d'une société dynamique et romant ique, exaltant les valeurs d'héroïsme et de lutte, le sang et le sol. les forces obscures et les masses révolutionnaires. Ce n'est pas d'aujourd'hui que date, par conséquent, la fascination d'une partie des intellectuels français par les mythes à la mode et les régimes qui prétendent les incarner. Si ce sont, aujourd'hui, les intellectuels du camp adverse qui font le plus de bruit et attirent le plus l'atten tion, du temps de Vichy, et par la force des choses, disciples de Maurras ou Massis, et admirateurs de Drieu La Rochelle ou du Montherlant d'alors, donnaient l'exemple symétrique d'une mauv aise intégration à la société française contemporaine et d'une pro pension discutable à fumer l'opium du moment. Cependant ce n'est pas cet aspect-là que nous voudrions souligner ici. Certains côtés du jeu politique nous retiendront davantage. Stanley Hoffmann L'idée selon laquelle Vichy est un bloc commence à s'estomper, et c'est justice. Ce bloc, comme dans le cas de la Révolution fran çaise, ce sont les adversaires de Vichy qui l'ont, pour une large part, créé. La solidarité entre le Vichy nationaliste et traditionaliste de l'été 40, et le Vichy fasciste et collaborateur du printemps 44, n'est pas plus grande qu'entre Montagnards et Thermidoriens. Pas moindre non plus, d'ailleurs : car s'il existe, dans les intentions, dans la psychologie des acteurs, dans leurs appuis sociaux, des antagonismes certains, il y a comme un enchaînement, un détermi nisme impitoyable. Il mène nécessairement la pièce jusqu'à son dénouement à partir du moment où les premiers acteurs, qui « n'avaient pas voulu cela », et le proclament devant l'histoire, ont mis en marche des forces qu'ils ne pouvaient, malgré toutes leurs protestations, arrêter. Il y a dans les deux cas une solidarité négat ive contre le régime aboli, qui fait que le jugement du biographe ou du philosophe ne peut pas être celui du sociologue. Nous voudrions, ici, montrer comment cette solidarité, cet enchaînement ont joué. Il nous a semblé que la meilleure façon de le faire était de partir de la description de la réalité de Vichy, puis d'en donner une interprétation, évidemment partielle. II La découverte la plus surprenante, pour qui aborde l'étude du régime avec l'idée du « bloc » ou même avec l'idée des deux sys tèmes antagonistes et successifs, est celle d'un Vichy aussi divers à un moment quelconque de son existence que dans le temps. Vichy, ou — de 1940 jusqu'à la fin de 1943 au moins — la dictature pluraliste. Pluralisme, dans la diversité des tendances représentées par les divers ministères ou secrétariats d'Etat, secrétariats généraux, etc. Un secrétariat à la Jeunesse qui, pendant l'année 1941, se prononce nettement pour la jeunesse « unie » contre la jeunesse « unique », semble se résigner à ce que le mouvement des Compagnons de France ne soit qu'un mouvement de jeunesse de plus (sans pré tention à encadrer tous les jeunes inorganisés), tolère l'expérience de l'Ecole des Cadres d'Uriage. où la philosophie personnaliste pure (si l'on ose dire) 2 qui anime l'équipe dirigeante est à mille 2. La précision est utile, car il y eut des déformations politiques de la philosophie de Mounier et Lacroix. Cf. la position de l'hebdomadaire Demain. Aspects du Régime de Vichy lieues du maurrassisme de l'entourage du maréchal. Mais un secré tariat à l'Information où les deux tentations intellectuelles mention nées plus haut se partagent l'influence, et qui crée sa propre école nationale de cadres, contre Uriage, trop peu orthodoxe. Un secré tariat d'Etat au Travail qui cherche, au moyen d'une intégration dans l'Etat à laquelle bien des syndicalistes répugnent, à faire du syndicalisme la base de l'organisation sociale. Mais un cabinet du Maréchal dont certains membres cherchent à réduire le syndica lisme à l'impuissance immédiate, et à le vouer à une disparition rapide. Une corporation paysanne dont les théoriciens exposent volontiers que l'agriculture doit redevenir le fondement même de la société et de l'économie françaises. Mais des comités d'organi sation de l'Industrie et du Commerce qui, comme le montre une étude encore inédite S, aboutissent à un renforcement considérable de la puissance du patronat français. Une assez peu contestable prédominance des grandes entreprises au sein de ces comités, que la lourdeur même des mécanismes créés explique. Mais une légion des combattants vouée à la défense des petites et moyennes entre prises, et qui dénonce les trusts avec véhémence dans sa propa gande. Une recherche constante, insistante, gênante parfois, de l'appui de l'Eglise. Mais certains ministres dont la volonté de créer un syndicalisme unique ou de mobiliser toute la jeunesse et d'ac centuer la répression politique indispose la hiérarchie. Par-dessus tout, une idéologie assez vague pour que chacun puisse se réclamer de la « pensée », de la « doctrine » du Maréchal. Le pluralisme est poussé plus loin encore, lorsque les tendances antagonistes se partagent une même administration. Conflit, en 1941 et 1942, entre l'activisme de Darnand et l'inertie de la grande masse des légionnaires, ratifiée par la direction de la Légion. Coexistence délicate en 1942, au secrétariat général à la Jeunesse, entre un secrétaire général modéré, pluraliste et apolitique, et un secrétaire général adjoint, porte-parole des impatients de Paris, grand inventeur de formules avortées de Jeunesse d'Etat. A quoi correspond ce bouillonnement d'idées et d'expériences, uploads/Politique/ aspects-du-regime-de-vichy-stanley-hoffmann.pdf

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