Nous disposons de nos jours d’une classification ternaire pour penser la sépara

Nous disposons de nos jours d’une classification ternaire pour penser la séparation des pouvoirs. La doctrine, dite classique, distingue en effet les régimes dans lesquels le principe est appliqué de manière rigide, ceux qui admettent quelques assouplissements, et enfin ceux qui reposent sur la négation même de ce principe : on discrimine de la sorte la séparation absolue ou stricte, la collaboration et la confusion des pouvoirs. Dans ce cadre, le régime présidentiel, fondé sur la séparation rigide des pouvoirs, est caractérisé par deux traits qui sont d’une part l’élection du chef de l’État au suffrage universel direct ou quasi direct et d’autre part et surtout l’irresponsabilité politique des membres de l’exécutif devant le parlement, « ce second caractère constitu[ant] le véritable critère du régime présidentiel qui le différencie fondamentalement du régime parlementaire »1. Ainsi, dans ce schéma, les pouvoirs publics s’absorbent dans leur fonction respective et sont autonomes, de sorte qu’à une spécialisation fonctionnelle correspond une irrévocabilité mutuelle. En regard, le régime parlementaire ou gouvernement de cabinet, fondé sur la séparation souple des pouvoirs et répondant à la logique de collaboration des pouvoirs présente des domaines d’action communs aux divers organes de l’État et des moyens de pression réciproques entre les pouvoirs, sous forme notamment d’un droit de récusation réciproque par la voie de la responsabilité politique du gouvernement devant le parlement et du droit de dissolution attribué à l’exécutif. Enfin, le régime d’assemblée, appelé aussi « régime conventionnel » par allusion au régime de fait de la Convention, se distingue radicalement des deux précédents en ce qu’il participe pour sa part de la confusion et de la concentration des pouvoirs où l’exécutif est juridiquement subordonné à l’assemblée unique et souveraine2. C’est la voie du régime parlementaire. D’autre part, on peut chercher à réaliser l’équilibre de ces mêmes pouvoirs en cantonnant les organes exécutifs et les organes législatifs dans l’exécution de leurs tâches N 1 Benoît Jeanneau, Droit constitutionnel et Institutions politiques, 4e éd., Paris, Dalloz, 1975, pp. 84-85. 2 Cette doctrine classique structure encore aujourd’hui la grande majorité des manuels de droit constitutionnel. Nous en voulons pour preuve les citations suivantes, tirées des plus récentes livraisons de deux manuels de référence, que nous proposons ici tant en raison de leur qualité que de leur représentativité. Dans le premier, les auteurs expliquent qu’il existe au sein des régimes pluralistes deux manières principales de rechercher l’équilibre entre les pouvoirs : « D’une part », écrivent-ils en ce sens, « on peut chercher à réaliser l’équilibre des pouvoirs exécutif et législatif en organisant leur collaboration et en dotant le gouvernement et les assemblées de moyens d’action réciproques, de telle sorte qu’ils soient toujours en accord étroit ou, si cet accord vient à manquer, qu’il puisse être très rapidement rétabli, par modification de la composition politique de l’un des deux partenaires. En regard, on peut, dans un premier mouvement, être tenté d’appliquer ces outils conceptuels et cette grille de lecture à l’œuvre constituante des années 1789 à 1791 – transposée ici sous le terme de Moment 1789, ce par quoi nous entendons le premier trait français du constitutionnalisme écrit depuis la rédaction des cahiers de doléances jusqu’au vote de la Constitution des 3 et 14 septembre 1791 – pour comprendre tant l’économie du texte que le dessein de ses auteurs. C’est d’ailleurs ainsi qu’il est pratiqué dans la très grande majorité des manuels de droit constitutionnel. Or, il s’agit là d’une erreur de principe, qui procède d’un anachronisme coupable : à l’époque, en effet, cette classification n’existait pas, puisque d’une génération postérieure. Par le fait, elle apparaît dans le dernier tiers du XIXe siècle, précisément à la suite d’un livre fameux, à savoir La Constitution anglaise de Walter Bagehot. Publié en 1867, traduit en français dès 1869, il devait marquer son époque tant en Grande-Bretagne, en France qu’aux États- Unis d’Amérique, produire des disciples et bientôt un courant doctrinal dominant dans les facultés de droit. « C’est l’indépendance du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif », notait dans cette étude le publiciste anglais, « qui est la qualité distinctive du gouvernement présidentiel, tandis qu’au contraire la fusion et la combinaison de ces pouvoirs sert de principe au gouvernement de cabinet »3. Bref, l’absence du droit de dissolution et de la responsabilité politique de l’exécutif faisait du régime américain l’antithèse du régime anglais, « le système rival », et se dessinaient ainsi les contours principaux de l’opposition entre séparation stricte et séparation souple des pouvoirs, dans le cadre de laquelle nous vivons toujours aujourd’hui. Participant de cette école, Adhémar Esmein, agissant en l’occasion davantage en acteur engagé qu’en théoricien du droit, ajoutera bientôt une troisième catégorie, celle du régime d’assemblée, afin de tenter de convaincre ceux qui en doutaient, destinés à devenir de plus en plus nombreux, que le régime parlementaire de la IIIe République participait bien spécifiques, en les assurant qu’ils demeureront en fonction pendant toute la durée de leurs mandats et en évitant qu’ils ne disposent, les uns par rapport aux autres, de moyens d’action décisifs. C’est la voie du régime présidentiel. […]. Il faut encore signaler l’existence possible de régimes d’assemblée […]. Le régime d’assemblée confie tous les pouvoirs à l’assemblée élue, qui en délègue ensuite l’exercice à des comités élus en son sein et facilement révocables. C’est une catégorie que l’on fait traditionnellement figurer auprès des deux précédentes mais de manière un peu abusive car on ne peut guère citer d’exemples contemporains véritablement typiques ». Dans le second manuel, il figure au sein d’une section intitulée « Les formes possibles de la séparation des pouvoirs » le propos suivant : « Les États unis ont voulu séparer de façon tranchée les pouvoirs ou les fonctions étatiques, en inventant le régime présidentiel, tandis que la Grande-Bretagne a institué une séparation souple ou collaboration des pouvoirs qui est recherchée au sein d’un régime parlementaire ou gouvernement de cabinet. La séparation des pouvoirs peut également n’exister que de façon théorique dans un régime de confusion des pouvoirs ou régime d’assemblée ». Voy. respectivement Pierre Pactet, Ferdinand Mélin-Soucramanien, Droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 2013, p 134 et Michel Verpaux, avec le concours de Florence Chaltiel, Manuel de droit constitutionnel, Paris, P.U.F., 2010, p. 112. 3 La Constitution anglaise, Paris, Germer-Baillière, 1869, p. 21. Sur la genèse de cette nouvelle classification, voy. Marc Lahmer, La Constitution américaine dans le débat français : 1795-1848, Paris, L’Harmattan, 2001, pp. 95-110. d’une séparation souple et non d’une confusion des pouvoirs 4. Ainsi, disposait-on à compter du début du XXe siècle d’une classification opératoire des constitutions fondée sur une certaine acception de la séparation des pouvoirs. Le tort devait être de la considérer universelle dans le temps et l’espace, au point d’imaginer qu’elle était familière aux acteurs de cette fin du XVIIIe siècle, alors même que, datée, elle leur était inconnue et ne répondait pas à leur champ doctrinal. Si donc la formalisation de la séparation des pouvoirs et la classification subséquente des constitutions dont nous disposons aujourd’hui, non seulement ne nous est pas utile pour comprendre le Moment 1789, mais plus encore nous induit en erreur, il nous faut restituer la formalisation propre aux publicistes de l’époque (I) afin de comprendre les débats relatifs aux institutions politiques qui structurèrent les années 1789 à 1791, depuis la rédaction des cahiers de doléances jusqu’à la confection de la Constitution des 3 et 14 septembre 1791 (II). I. La séparation des pouvoirs au XVIIIe siècle Pour en comprendre la logique, il est impératif d’avoir présente à l’esprit une donnée fondamentale de la grammaire du droit public de la Révolution française, à savoir l’existence d’une hiérarchie des fonctions étatiques dans le cadre de laquelle la fonction exécutive était subordonnée à la fonction législative, fonction suprême. L’ensemble de la pensée politique et juridique des XVIIe et XVIIIe siècles, tant en Grande-Bretagne, en Amérique puis aux États-Unis qu’en France, était gouvernée par cette donnée de base qui participait à l’époque d’un lieu commun. De ce fait, il était admis par tous la primauté de la fonction législative, soit que, selon les auteurs, on l’identifiât à la souveraineté elle même, ou qu’on y vît l’attribut principal de cette souveraineté, et cette prémisse emportait la subordination de la fonction exécutive, fonction seconde, qui était toute d’application ainsi que son étymologie l’indique. Ce principe de la hiérarchie des fonctions étatiques devait beaucoup, à son origine, aux Six livres de la République de Bodin. Celui-ci était tenu au XVIIe siècle, particulièrement en Angleterre et en Allemagne où l’influence de sa théorie constitutionnelle fut la plus manifeste, comme le publiciste de référence, et sa République fut considérée comme une synthèse encyclopédique du droit public5. Or, de la lecture de son œuvre, il fut retiré l’idée d’une consubstantialité entre la souveraineté, définie comme plénitude de puissance, et la fonction législative. En effet, le propos de l’avocat angevin était de donner une définition de la souveraineté car, à son sens, 4 Cette spécificité d’une démarche partisane propre à Esmein a été mise en exergue dans la publication dirigée par Stéphane Pinon uploads/Politique/ tfc-nous-disposons.pdf

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