Gérard Bensussan (Université de Strasbourg) La politique et le temps Autour de
Gérard Bensussan (Université de Strasbourg) La politique et le temps Autour de Derrida et du messianisme Je voudrais essayer de revenir sur un certain nombre de questions qui sont débattues depuis quelques années, autour de Derrida bien sûr, et sur lesquelles j’ai eu, pour mon propre et modeste compte, maintes fois l’occasion d’intervenir depuis la publication de mon livre sur « le temps messianique »1. Je partirai d’un bref texte que j’extrais de l’ensemble des réponses données par Jacques Derrida aux objections, américaines pour la plupart, à Spectres de Marx et publié en français sous le titre Marx & Sons 2 : « La messianicité (que je tiens pour une structure universelle de l’expérience et qui ne se réduit à aucun messianisme religieux) est […], dans tout ici maintenant, la référence à la venue de l’événement le plus concret et le plus réel, c’est-à-dire à l’altérité la plus irréductiblement hétérogène. […] Cette expérience tendue vers l’événement est à la fois une attente sans attente (préparation active, anticipation sur le fond d’un horizon), mais aussi exposition sans horizon, et donc une composition irréductible de désir et d’angoisse, d’affirmation et de peur, de promesse et de menace. Bien qu’il y ait là une attente, une limite apparemment passive de l’anticipation (je ne peux pas tout calculer, prévoir et programmer de ce qui vient, du futur en général,etc., et cette limite de la calculabilité ou du savoir est aussi, pour un être fini, la condition de la praxis, de la décision, de l’action, de la responsabilité), cette exposition à l’événement qui peut arriver ou ne pas arriver (condition de l’altérité absolue) est inséparable d’une promesse et d’une injonction qui commandent de s’engager sans attendre, interdisent en vérité de s’en abstenir […] Elle commande ici maintenant l’interruption du cours ordinaire des choses, du temps et de l’histoire ; elle est inséparable d’une affirmation de l’altérité et de la justice »3. 1 Le temps messianique. Temps historique et temps vécu, Paris, Vrin, 2001. Cf. également G. Bensussan, « Messianisme, messianicité, messianique : pour quoi faire, pour quoi penser ? » in J.Benoist et F. Merlini, Une histoire de l’avenir. Messianité et Révolution. Paris, Vrin, 2004 et G.Bensussan / Jean-Luc Nancy, « Du messianisme » in « Etudes sur « Le temps messianique » de Gérard Bensussan », Annales de philosophie, Université Saint-Joseph, Beyrouth, n° 24, 2004. 2 J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993 et Marx & Sons, Paris, PUF, 2002. 3 Marx & Sons, éd. cit., p. 70. C’est cette même page 70 à laquelle je me réfère dans la suite. Ce propos général dispose avec rigueur et précision les pierres d’angle du messianique, en particulier le nœud qu’il signifie entre le temps et le juste, l’instant et l’agir, la promesse et l’événement. De ce propos, j’ai effacé, dans l’extrait qui précède, ce qui se rapporte à l’utopique et au rapport entre le messianique et l’utopique. Un mot sur cet effacement –et sur sa nécessité, sur ce qui, en cet effacement, était requis pour aller droit à l’essentiel. A certains de ses objecteurs qui font valoir qu’après tout le « messianique » n’est rien qu’une utopie, une utopie et rien d’autre, Derrida répond de façon très ferme, et presque courroucée, que le messianique est « tout sauf utopique ». En effet, notre texte l’indique, la détermination derridienne du messianique en implique immédiatement les effets dans une promesse de justice qui aurait à s’inscrire dans une imminence, dans « l’urgence la plus concrète, la plus révolutionnaire aussi ». Le messianique serait ainsi le strict équivalent d’un « réalisme de l’immédiat » et l’antonyme de l’utopie ou de l’utopique. Ce point me paraît très contestable, et ceci à partir de Derrida lui-même. Le messianique en effet ne peut pas ne pas avoir partie liée, d’un lien opaque mais dense, avec l’utopique, sous peine de ne se mesurer qu’au « champ des possibles », comme on dit, alors que l’impossible ou l’incompossible des temps lui est problématiquement associé. Je n’entre pas ici dans le détail de l’argument mais je relèverai deux traits particuliers. Premièrement, il convient évidemment de marquer l’utopique, pour que ses usages soient clarifiés et précisés dans leur devenir-pratique, de certaines conditions de délimitation négative. La principale : ne jamais penser l’utopie d’aujourd’hui comme la réalité de demain 1, car alors, on le voit bien, sa fonction ne serait plus que de faire linéairement, cumulativement et causalement le lien entre les « problèmes » actuels et leur « résolution » prochaine. Cette « utopie » technocratique qui prend sa source dans le rationalisme et le progressisme des Lumières est à des lieux de ce que Derrida appelle souvent « politique à venir » ou encore « démocratie de l’avenir »2 - lesquelles ouvrent instantanément sur une altérité radicale qui déjoue tout « demain » et s’inscrivent, d’ailleurs, en travers de toute démocratie et de toute politique. Comment ne pas rapporter cette altérité à l’autre de toute figure topique que la politique, la tradition du politique, ou encore la politique selon le régime à elle imposé par la philosophie politique, ont historiquement déterminé ? C’est le second trait –et nous pouvons ici convoquer Derrida contre Derrida en quelque sorte. En effet, et conformément à l’étymologie elle-même, le non-lieu, le non- localisable, me paraît étroitement associé au messianisme derridien, à la « messianicité sans messianisme », en tant qu’il serait la ressource même de la promesse qui a toujours à se porter au-delà de tout programme possible. Les seuls « lieux » du messianique sont des non-lieux, ou des « lieux 1 Derrida lui-même semble ne révoquer que « ce que signifient la lettre et l’interprétation courante de ce mot » d’utopie. Mais la question du rapport entre messianique et utopique n’en est pas réglée pour autant 2 Voir Voyous, Paris, Galilée, 2003 aporétiques…sans issue, sans rive ni arrivée, sans dehors dont la carte soit prévisible »1. Le messianisme emporte donc une pratique de la politique tout à la fois commandée par un « interdit de s’abstenir » et par la « déconstruction » de tout enracinement topique dans une cité, dans un Etat, de toute territorialisation dans une démocratie réalisée : un « réalisme » plus une « u-topie », une immédiateté du faire avec un inachèvement du fait. Le quasi-mot d’ordre rosenzweigien d’une « limitation de toute politique qu’il faut faire malgré tout » va dasn une direction exactement convergente –je l’ai montré ailleurs. Une fois marquée cette précision, et sans la développer davantage (mais la suite de mon propos implique son développement partiel), que retenir de si précieux dans l’argument derridien ? D’abord la façon, proprement messianique (j’y vois pour ma part le cœur le plus enfoui, le plus tendu, du messianisme), de penser ensemble et rigoureusement le refus de la présence et du signifié, leur différance, et l’injonction « qui commande de s’engager sans attendre ». Comme si, de cette immédiateté, de ce « faire avant que d’entendre » (Levinas), dépendaient l’avenir et le destin de l’humanité tout entière, comme si, de là, et de là seulement, soit d’une certaine configuration de l’à-venir, la révolution pouvait « tirer sa poésie » selon le mot de Marx dans Le 18 brumaire de Louis Bonaparte. Que la signification signifie au-delà de la présence et de l’absence, que l’histoire soit ainsi renvoyée à sa déhiscence d’avec elle-même, que le politique soit sans cesse confronté à son inadéquation à soi, que le temps ait toujours à compter avec ce qu’il ne peut contenir, tout cela ne barre en aucune façon l’ouverture de l’instant, de « l’ici maintenant », sur l’affirmation immédiate et interruptive « de l’altérité et de la justice ». Il y a là bien plutôt une pensée radicalement inaccomplissable, non-plérômatique, comme je la nomme dans mon livre sur le temps, de la relation entre l’instant et la venue. Seule la promesse d’un messianisme ascétique, nu, désertique, est à même de faire accueil à l’arrivant 2. Je dois préciser ici que je ne partage pas du tout l’objection de G. Agamben (qui me paraît renouer avec le geste antikantien de Hegel) selon laquelle, au fond, la différance ne serait qu’un diffèrement infini de la signification, le suspens de tout accomplissement, un mauvais messianisme. Ce qui n’est pas faux dans la lettre de l’interprétation, mais s’inscrit dans un tout autre mouvement (que j’appelle plérômatique par référence à l’apôtre Paul) que ce que je tente ici de déterminer comme messianique. « La trace est …une Aufhebung suspendue qui ne connaît jamais son plérôme. La déconstruction est un messianisme bloqué, une suspension du thème messianique »3. Je me contente ici de poser une question : que pourrait bien être un messianisme débloqué sinon une téléologie déguisée de l’accomplissement ? 1 J. Derrida, Foi et savoir, Paris, Seuil, 1996, p. 15 : ces lieux aporétiques se nomment la terre promise, le désert, l’île, khôra… 2 Cf. Spectres de Marx, éd.cit., p. 265-268 3 Le temps qui reste, Paris, Rivages, 2000, p. 164 Le messianique ne nous dit-il pas justement uploads/Politique/ autour-de-derrida-et-du-messianisme.pdf
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- Publié le Jul 10, 2022
- Catégorie Politics / Politiq...
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