1 Alain Badiou La vraie vie 2016 Sommaire 1- Être jeune, aujourdhui : sens et n

1 Alain Badiou La vraie vie 2016 Sommaire 1- Être jeune, aujourdhui : sens et non-sens p.1 2- A propos du devenir contemporain des garçons p.23 3- A propos du devenir contemporain des filles p.33 Note terminale p.47 2 1 Être jeune, aujourd’hui : sens et non-sens Commençons par les réalités : j’ai soixante-dix-neuf ans. Alors, pourquoi diable est-ce que je m’occupe de parler de la jeunesse ? Pourquoi ce souci supplémentaire : en parler aux jeunes eux-mêmes ? Est-ce que ce n’est pas aux jeunes de parler de leur expérience de jeunes ? Est-ce que je viens donner des leçons de sagesse, comme un vieillard qui connaît les dangers de la vie et qui apprend aux jeunes à se méfier et à se tenir tranquilles, en laissant le monde comme il est ? On verra peut-être, je l’espère, que c’est le contraire. Que je m’adresse aux jeunes à propos de ce que la vie peut offrir, des raisons pour lesquelles il faut absolument changer le monde, raisons qui, pour cela même, imposent de prendre des risques. Mais je vais commencer d’assez loin, par un épisode très connu qui concerne la philosophie : Socrate, le père de tous les philosophes, a été condamné à mort sous le chef d’accusation de « corruption de la jeunesse ». La toute première réception officielle de la philosophie prend la forme d’une très grave accusation : le philosophe corrompt la jeunesse. Alors, si j’adopte ce point de vue, je dirai assez simplement : mon but est de corrompre la jeunesse. Mais que veut dire « corrompre », y compris dans l’esprit des juges qui ont condamné Socrate à mort sous le chef d’accusation de corruption de la jeunesse ? Ce ne peut pas être « corruption » en un sens lié à l’argent. Ce n’est pas une « affaire » dans le sens de ce dont les journaux parlent aujourd’hui : des gens se sont enrichis en utilisant leur position dans telle ou telle institution de l’État. Ce n’est certainement pas ça que ses juges reprochent à Socrate. Rappelons qu’au contraire, un des reproches que Socrate faisait à ses rivaux, qu’on appelait les sophistes, c’était précisément de se faire payer. Lui, si je peux dire, il corrompait la jeunesse gratuitement, par des leçons révolutionnaires, alors que les sophistes se faisaient payer grassement pour les leçons qu’ils donnaient, et qui étaient des leçons d’opportunisme. « Corrompre la jeunesse », au sens de Socrate, ce n’est donc certainement pas une affaire d’argent. Ce n’est pas non plus de corruption morale qu’il s’agit, encore moins de ces affaires plus ou moins sexuelles dont on parle aussi dans les journaux. Au contraire on peut voir chez Socrate, chez Platon rapportant – ou inventant ? – le point de vue de Socrate, une conception particulièrement sublime de 1 l’amour, une conception qui ne le sépare pas du sexe, mais qui l’en détache progressivement au profit d’une sorte d’ascension subjective. Certes, on peut, et même on doit, initier cette ascension dans le contact avec de beaux corps. Mais ce contact ne se réduit pas à l’excitation sexuelle, car il est le point d’appui matériel d’un accès à ce que Socrate nomme l’idée du Beau. Si bien que l’amour est en définitive la création d’une nouvelle pensée, qui s’anime, non de la seule sexualité, mais de ce qu’on peut appeler l’amour sexué-pensé. Et cet amour-pensée est une composante de la construction intellectuelle et spirituelle de soi-même. Finalement, la corruption de la jeunesse par un philosophe, ce n’est ni une question d’argent, ni une question de plaisir. Serait-ce alors qu’il est question d’une corruption par le pouvoir ? Sexe, argent, pouvoir, c’est une sorte de trilogie, la trilogie de la corruption. Dire que Socrate corrompt la jeunesse, ce serait dire qu’il fait jouer la séduction de sa parole pour obtenir un pouvoir. Le philosophe utiliserait des jeunes en vue d’une puissance, d’une autorité. Les jeunes seraient là pour servir à son ambition. De ce point de vue il y aurait corruption de la jeunesse au sens où on en intégrerait la naïveté à ce qu’on pourrait appeler, avec Nietzsche, une volonté de puissance. Mais je dirai une fois encore : au contraire ! Il y a précisément chez Socrate, vu par Platon, de façon tout à fait explicite, une dénonciation du caractère corrupteur du pouvoir. C’est le pouvoir qui corrompt et non pas le philosophe. Il y a chez Platon une critique violente de la tyrannie, du désir de pouvoir, à laquelle il n’y a rien à ajouter, qui est en quelque manière définitive. Il y a même la conviction opposée : ce que le philosophe peut apporter à la politique, c’est non pas du tout la volonté de puissance, mais le désintéressement. Vous voyez donc qu’on aboutit à une conception de la philosophie tout à fait étrangère à l’ambition, à la concurrence pour le pouvoir. Sur ce sujet, je voudrais citer un passage de La République de Platon dans la traduction un peu particulière que j’ai réalisée. Vous la trouverez si vous le désirez en livre de poche. Il y a sur la couverture les indications suivantes : « Alain Badiou » (c’est le nom de l’auteur), et, en dessous, « La République de Platon » (c’est le titre du livre). Si bien qu’on ne sait pas qui a écrit ce livre. Platon ? Badiou ? Socrate, peut-être, dont on dit qu’il n’a rien écrit ? C’est un titre orgueilleux, je le reconnais. Mais le résultat est peut-être un livre plus vif, plus accessible pour un jeune d’aujourd’hui qu’une stricte traduction du texte de Platon. Ce que je vais vous lire se situe au moment où Platon se pose la question 2 suivante : quel est exactement le rapport entre pouvoir et philosophie, entre pouvoir politique et philosophie ? On peut alors se rendre compte de l’importance qu’il accorde, en politique, au désintéressement. Socrate parle à deux interlocuteurs, deux jeunes, précisément, et c’est pourquoi nous ne quittons pas notre sujet. Dans la version originale de Platon, ce sont deux garçons, Glaucon et Adimante. Dans ma version, plus moderne évidemment, il y a un garçon, Glauque, et une fille, Amantha. C’est la moindre des choses, aujourd’hui, si on parle des jeunes, ou aux jeunes, d’y compter les jeunes filles au même titre que les garçons. Voici le dialogue : Socrate – Si nous trouvons, pour ceux dont le tour est venu d’assurer une part du pouvoir, une vie bien supérieure à celle que leur propose ce pouvoir, alors nous aurons la possibilité qu’existe une vraie communauté politique. Car ne viendront au pouvoir que ceux pour qui la richesse n’est pas l’argent, mais ce qui est requis pour le bonheur : la vraie vie, pleine de riches pensées. Si en revanche courent aux affaires publiques des gens affamés d’avantages personnels, des gens convaincus que le pouvoir favorise toujours l’existence et l’extension de la propriété privée, aucune vraie communauté politique n’est possible. Ces gens se battent férocement pour le pouvoir, et cette guerre, où se mélangent passions privées et puissance publique, détruit, avec les prétendants aux fonctions suprêmes, le pays tout entier. Glauque – Spectacle hideux ! Socrate – Mais dis-moi, connais-tu une vie capable d’engendrer le mépris du pouvoir et de l’État ? Amantha – Bien sûr ! La vie du vrai philosophe, la vie de Socrate ! Socrate [ravi] – N’exagérons rien. Tenons pour acquis qu’il ne faut pas que parviennent au pouvoir ceux qui en sont amoureux. Dans ce cas, nous n’aurons que la guerre des prétendants. Voilà pourquoi il est nécessaire que se consacrent tour à tour à la garde de la communauté politique cette immense masse de gens que je n’hésite pas à déclarer philosophes : des gens désintéressés, instinctivement instruits de ce que peut être le service public, mais qui savent qu’existent bien d’autres honneurs que ceux qu’on tire de la fréquentation des bureaux de l’État, et une vie bien préférable à celle des dirigeants politiques. Amantha [dans un murmure] – La vraie vie… Socrate – La vraie vie. Qui n’est jamais absente. Ou jamais complètement. 3 Et voilà. La philosophie, son thème, c’est la vraie vie. Qu’est-ce qu’une vraie vie ? Telle est l’unique question du philosophe. Et donc, pour autant qu’il y a corruption de la jeunesse, ce n’est pas du tout au nom de l’argent, des plaisirs ou du pouvoir, mais pour montrer à la jeunesse qu’il existe quelque chose de supérieur à tout cela : la vraie vie. Quelque chose qui en vaut la peine, pour quoi il vaut la peine de vivre, et qui laisse, loin derrière, l’argent, les plaisirs et le pouvoir. La « vraie vie », rappelons-le, est une expression de Rimbaud. Voilà un vrai poète de la jeunesse, Rimbaud. Quelqu’un qui fait de la poésie à partir de son expérience totale de la vie qui commence. C’est lui qui, dans un moment de désespoir, écrit de façon déchirante : « La vraie vie est absente. » Ce que la philosophie uploads/Politique/ badiou-alain-la-vraie-vie 1 .pdf

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