Recherches en danse Traductions La danse et le politique Des états d’exception

Recherches en danse Traductions La danse et le politique Des états d’exception Mark Franko Traducteur : Agnès Benoit-Nader Édition électronique URL : http://danse.revues.org/1647 ISSN : 2275-2293 Éditeur ACD - Association des Chercheurs en Danse Ce document a été généré automatiquement le 13 juin 2017. La danse et le politique Des états d’exception Mark Franko Traduction : Agnès Benoit-Nader 1 Ma première idée fut de comparer la littérature sur l’Ausdruckstanz (danse d’expression) avec les travaux théoriques réalisés dans d’autres domaines de l’esthétique fasciste1. Ceci aurait alors offert un cadre critique à la question controversée de la fascisation de la danse moderne allemande. Les travaux universitaires de Susan Manning, Marion Kant et Laure Guilbert ont montré avec une évidence absolue que l’Ausdruckstanz soulève la question des rapports entre danse et politique, à travers les accommodements massifs qui se firent entre la danse moderne allemande et la politique culturelle du Troisième Reich2. L’histoire de l’Ausdruckstanz fut longtemps dissimulée mais l’originalité des travaux de ces trois chercheurs nous convainc de reconsidérer la modernité en danse d’un point de vue politique. Un mouvement artistique d’avant-garde du début du XXe siècle et un appareil d’État autoritaire se rencontrent à un moment déterminant de leur histoire ; quelque chose de nouveau se crée, à la fois dans le domaine artistique et politique, révélant de plein fouet des forces et tendances contradictoires. C’est seulement à partir du moment où ces chercheurs en danse ont dévoilé et réécrit l’histoire, que nous avons pu commencer à percevoir la danse en regard du politique. Ils ont inauguré un domaine de recherche qui demande à être exploré plus avant. La réflexion sur la méthodologie de la recherche en danse se doit aujourd’hui de tenir compte de la façon dont s’est opéré un tel changement de perspective sur l’Ausdruckstanz. Cependant, j’aurais pu préférer ne pas parler ici de l’Ausdruckstanz, mes domaines d’expertise étant aujourd’hui le baroque en France et la modernité en Amérique du Nord. Lorsque les organisateurs de la conférence m’ont demandé d’élargir l’étendue de ma présentation, j’ai écrit le résumé suivant : « Dans quelles conditions historiques et esthétiques devient-il justifiable et nécessaire de parler de danse en termes de politique ? De quel genre de politique s’agit-il donc à ce moment-là – de quel genre de pouvoir ? Et surtout, quelle sorte de lien peut-on établir entre la danse et le politique, de façon à ce que des méthodologies vigilantes sur le plan politique puissent révéler davantage d’aspects La danse et le politique Recherches en danse , Traductions 1 de cette relation que la danse elle-même n’en laisse apparaître ? La politique de la danse reste-t-elle toujours muette ? Ou bien est-il possible pour une (ou n’importe quelle) politique de contrôler la danse – de manipuler son sens ? La danse a-t-elle un « inconscient politique » ? » À peine avais-je écrit ce résumé qu’il est devenu très difficile d’écrire l’article. Je me suis retrouvé enchevêtré dans la présence phénoménale de la danse, la relation politique entre le danseur, le chorégraphe et l’institution, et le soi-disant monde de la politique : le domaine proprement politique. J’ai donc décidé qu’il était préférable d’essayer de répondre à mes propres questions, les unes après les autres. Dans quelles conditions historiques et esthétiques devient-il justifiable et nécessaire de parler de la danse en termes de politique ? 2 Il est justifié et nécessaire de parler de la danse en termes de politique dans certaines conditions conjoncturelles ; c’est-à-dire, lorsque des styles de mouvement et une vie socio- politique prennent forme simultanément, même si cela semble se dérouler de façon indépendante. C’est souvent dans ces moments-là que la danse atteint une importante visibilité culturelle, ce qui rend l’analyse féconde, dans le cadre de notre problématique. La danse peut aussi être reliée à des considérations politiques dans des conditions plus diffuses ou embryonnaires : au lieu de se rendre parfaitement visible par sa position culturelle centrale, elle peut, dans ces moments-là, se marginaliser complètement et disparaître. Depuis le XVIIe siècle, la danse façonne et projette des images de monarchie, d’identité nationale, d’identité de genre, d’identité raciale et d’identité rituelle. Mais, dans la plupart de ces domaines, elle a aussi révélé sa capacité à se démarquer, jouant le rôle d’une théorie critique de la société. Il va de soi que je considérerai ces deux fonctions comme politiques. 3 Suite au développement de la danse moderne en Allemagne et en Amérique du Nord au tout début du XXe siècle, le corps en mouvement est devenu une référence chorégraphique de l’identité nationale. Les chorégraphes ont recherché des thèmes et sujets qui célébraient l’identité nationale en termes de catégories physiques, de qualité d’énergie et de détermination, lesquelles étaient interprétées comme des connotations raciales. Dans les années 1930 et 1940, la danse prit part au conflit idéologique entre le capitalisme, le fascisme et le communisme, en Amérique et en Europe de l’Ouest3. La croissance et le développement de l’État-nation et de ses idéologies associées ont déterminé la sémiotique de la relation entre la danse et la politique, du moins jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pour Sally Banes, même les productions chorégraphiques les plus expérimentales des années 1960 se sont déroulées sous l’égide idéologique de la démocratie, alignant, trente ans plus tard, les expérimentations de la Judson Church Dance Theater avec une certaine idéologie de l’identité américaine4. Plus récemment, ce rapport sémiotique de la danse avec l’État-nation moderne est devenu pertinent pour les questions d’identités post-coloniales sur la scène internationale5. 4 Dans le cas d’artistes ayant atteint le statut d’icône nationale, l’impact de cette conscience nationale sur le processus de création peut apparaître dans les décisions de stratégie artistique et de publicité. Il est possible que la situation de l’artiste devienne alors une coopération délibérée ou une cooptation plus ou moins consentante du danseur/ chorégraphe avec un appareil d’État bureaucratique. Les recherches effectuées par La danse et le politique Recherches en danse , Traductions 2 Manning sur Mary Wigman ouvrirent ce domaine d’investigation et, plus encore, cette sorte d’investigation. Que nous appelions cela une appropriation, un arrangement ou une collaboration, la politique que mène l’artiste est le plus souvent accentuée dans le cas de la femme-artiste au XXe siècle, qui à la fois manipulait sa propre image et souffrait de sa manipulation par des influences échappant à son contrôle. Par exemple, le prix payé par Martha Graham pour son succès national, à la fin des années 1930 et au début des années 1940, prit la forme d’un discours qui transforma son profil artistique. Sa reconnaissance était telle qu’elle apparut, en 1942, dans une caricature aux côtés de Mussolini et Hitler. Le dessin représente Graham fixant d’un regard religieux un morceau de tissu. Le sous- titre indique « Étrange Talisman » : « La danseuse Martha Graham porte toujours avec elle un morceau de vieux tissu de plus de 500 ans, provenant d’un vêtement d’un saint italien médiéval6. » Graham est peut-être aux côtés d’hommes, qui sont des chefs d’État, mais elle est elle-même représentée comme superstitieuse, en décalage avec le monde moderne. Tout en faisant contrepoids à l’image de Hitler et de Mussolini, Graham est présentée sous les auspices de ce que Toril Moi identifia à propos de l’accueil critique de Simone de Beauvoir comme « the personality topos » : « Autrement dit [spécifie T. Moi] peu importe ce qu’une femme peut dire, écrire ou penser : ce qui importe, c’est ce qu’elle est7. » Depuis ses œuvres Frontier (1935) et American Document (1938), Graham avait pris l’initiative d’incarner l’identité américaine. Une émission de radio nazie le reconnut et suggéra que l’Allemagne était masculine et les États-Unis féminins. La conséquence fut que les médias américains féminisèrent Graham au début des années 1940, tout en masculinisant l’identité nationale. Ce que j’essaie de souligner c’est que, pour Graham, certaines motivations différentes et contradictoires ont empiété de manière structurelle sur un espace culturel restreint, qui était son propre espace d’action culturelle. Les possibilités représentées par cet espace, peuvent être à la fois propices et faussées à des fins d’identité personnelle et esthétique. Je considérerais donc le politique comme, précisément, l’enchevêtrement de ces différentes influences et motivations qui prennent part à la vie privée, artistique et institutionnelle. Le politique ne se trouve pas directement “dans” la danse, mais plutôt dans la manière dont la danse parvient à occuper l’espace (culturel). 5 Face à ce constat, je trouve déconcertante une telle résistance envers l’approche des relations entre la danse et le politique. Mark Morris, un chorégraphe jouissant d’une forte visibilité aux États-Unis, refuse ouvertement ce lien8. Son déni est sûrement sous-tendu par les soubassements politiques garantissant sa propre réputation canonique de chorégraphe. Le canon détermine l’œuvre qui est vue et qui survit au fil des années : le canon moderniste exige que la danse qu’il intègre reste apolitique afin qu’elle soit qualifiée de grand art digne de reconnaissance9. Il me semble que, dans le monde réel, il existe un lien étroit et substantiel entre danse et politique, tout comme il existe un uploads/Politique/ danc-a-e-poli-tica.pdf

  • 27
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager