Deux formes de théocratie* R B(Paris/München) Nos démocraties sont enga
Deux formes de théocratie* R B(Paris/München) Nos démocraties sont engagées dans une lutte dans laquelle elles ont à com- battre sur plusieurs fronts. Un ennemi que l’on place volontiers au premier rang de ceux qui l’attaquent est souvent caractérisé comme étant la théocratie. Le com- bat est censé se livrer entre démocratie et théocratie. Pour l’étymologie, comme on sait, cela signifie : le pouvoir du peuple contre le pouvoir de Dieu. Dans cet article, je vais essayer de nuancer cette opposition en montrant que le véritable problème est la nature de la Loi. Les deux conceptions de la Loi qui se font face reposent sur une base commune qui est l’idée d’une Loi divine1. De la sorte, nos démocraties s’avèreront être, elles aussi, une sorte de théocratie. Mais la divinité de la loi n’est pas pensée de la même façon dans tous les cas. Ces concep- tions ont été forgées au Moyen Âge, ce pour quoi le thème du présent congrès prend une brûlante actualité. I. La signification originelle de « théocratie » Dans le langage de tous les jours, et n’en déplaise aux lexicographes, «théo- cratie» a pris une nuance péjorative2. Appeler un régime « théocratique » revient à l’insulter. On définit communément comme une «théocratie» un régime politique dans lequel le pouvoir est détenu par une sorte de caste sacerdotale, recrutée sur la base de l’orthodoxie de ses membres par rapport à une croyance religieuse quel- conque. Dans l’Iran d’après Khomeiny, par exemple, on caractérise ce qu’on appelle là-bas «gouvernement du légiste» (wilaya-e faqih) comme une théocratie parce que les clercs shiites (mollahs) détiennent le pouvoir, soit directement, soit indirectement par l’intermédiaire du «Conseil de la Révolution» qui vérifie la con- * Il existe de cet article une version anglaise et une version allemande : Are Non-Theocratic Regimes Possible?, in : The Intercollegiate Review, 41-1 (2006), 3–12. J’ai appris qu’il existait une traduction tchèque : Mu ˚z ˇe existovat vláda, která není teokratická?, tr. Eduard Geissler, Prague, Obc ˇansky ´ institut, 2006 [non vidi] ; Ist ein anderes Regime als Theokratie möglich?, in : D. Gott- stein/H.R. Sepp (eds.), Polis und Kosmos. Perspektiven einer Philosophie des Politischen und einer Philosophischen Kosmologie. Eberhard Avé-Lallemant zum 80. Geburtstag, Würzburg 2008, 58–73. 1 Je reprends ici quelques idées de mon livre: La Loi de Dieu. Histoire philosophique d’une alliance, Paris 2005. 2 Cf. Oxford English Dictionary, s.v. S 039_052 MM 38 Braque 04.06.2014 8:09 Uhr Seite 39 formité à l’Islam de chaque loi proposée par le gouvernement et contrôle l’ortho- doxie de tout candidat à de hautes fonctions. D’une telle théocratie, nous n’avons guère envie. Pourtant, à l’origine, «théocratie» était loin d’être un mot péjoratif. Au con- traire, quand il fut forgé pour la première fois, il était tout à fait décidément censé être un terme élogieux. Cela se produisit au premier siècle de notre ère. Le créa- teur de l’expression fut l’historien juif Flavius Josèphe. Né Joseph b. Mattatyahu, il combattit les Romains, fut capturé par eux, changea de camp et fut adopté par la famille de l’empereur Vespasien. Outre ses œuvres historiques sur la guerre à laquelle il avait pris part, et sur l’histoire juive en général, il écrivit une défense du judaïsme en réponse à l’œuvre polémique d’un égyptien nommé Apion. Dans cette apologie, Josèphe fait l’éloge de l’œuvre législative de Moïse en faisant valoir que, seul parmi toutes les nations, le Peuple juif, qui respecte cette loi, ne vit pas sous l’un des types de régime politique qui ont été définis par les philosophes grecs, mais directement sous les commandements de Dieu. Par suite, la cité fon- dée par Moïse n’est ni une monarchie ni une démocratie, mais ce que Josèphe appelle « jeokratía», le pouvoir de Dieu3. Le seul souverain d’Israël est Dieu, plus précisément la Loi de Dieu. Telle est d’ailleurs la signification de la théocratie qui serait acceptée par les régimes islamiques existant déjà, et celle dont rêvent ceux qui souhaitent donner force d’institution à ce qu’on appelle la «sharia». II. La théocratie occidentale : l’idée de loi divine Bien que nous ayons coutume de regarder de haut les «théocraties» présentes ou passées, nos systèmes de législation sont, ou ont été (je reviendrai sur ce point) en un certain sens également théocratiques. Ils sont, ou ont été, fondés en dernière instance sur des conceptions qui sont d’origine théologique. L’idée d’une Loi divine n’est pas absente de notre propre tradition occidentale. Bien au contraire, elle est emphatiquement présente dans les deux sources de celle-ci ou, pour reprendre une expression éculée, à «Athènes» comme à «Jérusa- lem», pas seulement dans l’Ancien Testament, mais aussi chez Sophocle, Platon, Cicéron, etc. Ou, en tout cas, cette idée n’était pas absente jusqu’à une date rela- tivement récente, puisque le dernier auteur important à avoir mentionné une Loi divine parmi les différents types de lois qu’il distinguait fut John Austin, un disciple de Bentham, dans ses conférences de 1832 sur la jurisprudence4. Ce qui est excep- tionnel dans l’histoire intellectuelle de l’Occident, ce sont plutôt les deux derniers siècles, pendant lesquels l’idée d’une Loi divine est sortie de notre chant* ? > champ* de vision. Remi Brague 3 Cf. Flavius Josèphe, Contre Apion, II, 16, § 165, ed. T. Reinach, Paris 1930, 86. 4 Cf. J. Austin, The Province of Jurisprudence Determined, ed. H. L. A. Hart, Indianapolis 1998. 40 S 039_052 MM 38 Braque 04.06.2014 8:09 Uhr Seite 40 Cependant, même si cette idée était présente dans une grande partie de notre tradition, elle s’est développée selon des lignes qui n’ont pas grand-chose* à voir avec la façon dont l’islam comprend ce qu’une loi divine (sharia) est ou devrait être. Il me faut donc comparer brièvement l’idée de Loi divine en Occident et dans l’islam. Je commencerai par notre propre tradition. Je prendrai comme fil conducteur l’œuvre de Thomas d’Aquin, d’une part à cause de son immense réception, parfois dans des lieux inattendus comme chez Martin Luther King5. Mais surtout parce que l’évolution médiévale de l’idée occi- dentale de Loi divine me semble, à moi comme à beaucoup d’autres, y avoir été synthétisée et atteint son sommet. Dans le Traité des Lois de sa «Summa theologiae», Thomas distingue quatre sortes de loi : la loi peut être éternelle, naturelle, divine ou humaine6. La Loi éternelle n’est autre que la loi par laquelle Dieu lui-même vit et à laquelle il est en quelque sorte soumis : la charité. La Loi divine est, en gros, le contenu législatif de l’Ancienne et de la Nouvelle Alliance. La quatrième espèce de loi, la loi humaine, désigne les tentatives de l’humanité pour appliquer à des peuples divers dans des circonstances variables la loi naturelle de la raison qui reflète la Loi éternelle de Dieu. Il me faut m’étendre plus longuement sur ce que Thomas d’Aquin entend par la troisième sorte de loi, la «loi naturelle». En effet, il n’entend pas par là ce que le mot en est venu à désigner dans les temps modernes, à savoir la fiction d’un état de choses pré-politique dans lequel les êtres humains auraient été gouvernés par leur seul désir de conservation. Les représentations de la nature qui sont sous-jacentes à la pensée politique classique et à sa version moderne sont diamétralement opposées. C’est ce que Leibniz a remarqué contre Hobbes: «Selon Aristote, on appelle naturel ce qui est le plus convenable à la perfection de la nature de la chose; mais M. Hobbes appelle l’état naturel celui qui a le moins d’art, ne considérant peut-être pas que la nature humaine dans sa perfection porte l’art avec elle»7. Pour Thomas d’Aquin, la loi naturelle est la loi qui émane, non pas de la Nature en général, mais bien de la nature de l’homme. Or, cette nature ne signifie pas la dimension brute ou (prétendument) purement biologique des êtres humains. Elle est bien plutôt exprimée par la définition classique de l’homme comme «animal rationnel». Dans cette définition, ce qui exprime le mieux l’humanité de l’homme n’est pas son aspect animal, que l’homme partage avec certains autres êtres vivants, mais ce que Thomas d’Aquin appelle ratio, mot qui avait été choisi pour rendre de façon standard le grec lógov. En conséquence, la Loi naturelle a deux aspects : pour tout ce qui est animal en l’homme et dans les autres êtres vivants, elle signifie la même chose que pour Deux formes de théocratie 5 M. L. King, Lettre de la prison de Birmingham, 16 avril 1963. 6 Thomas d’Aquin, Summa theologiae, I-II, q. 90–97. 7 Leibniz, Essais de Théodicée, II, § 220, in : Œuvres Philosophiques, ed. P. Janet, Paris 1900, vol. 2, 234. 41 S 039_052 MM 38 Braque 04.06.2014 8:09 Uhr Seite 41 Hobbes ou même pour Épicure, à savoir le souci de la conservation de soi8. Mais dans le cas de l’homme comme tel, la Loi naturelle est située dans la ratio, c’est-à- dire dans la raison et dans la liberté. La Loi naturelle est la Loi rationnelle. Maintenant, Thomas d’Aquin définit la Loi naturelle comme «une uploads/Politique/ deux-formes-de-theocratie.pdf
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- Publié le Nov 16, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
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