Fiche de lecture pour le Grand Lyon Direction de la Prospective et du Dialogue
Fiche de lecture pour le Grand Lyon Direction de la Prospective et du Dialogue Public Catherine Foret, FRV100, 10 décembre 2012 La Mésentente. Politique et Philosophie. Jacques Rancière Editions Galilée, Collection La philosophie en effet, Paris 1995, 188 p. L’auteur Né en 1940 à Alger, Jacques Rancière est philosophe, professeur émérite à l’Université de Paris VIII (Saint‐Denis). Elève de Louis Althusser, dont il s’est rapidement démarqué, il s’est particulièrement penché sur l'émancipation ouvrière et les utopistes du XIXème siècle, tout en voyageant régulièrement aux Etats‐Unis. Animateur, avec d’autres intellectuels comme Jean Borreil, Geneviève Fraisse, Daniel Lindenberg ou Arlette Farge, du collectif et de la revue Révoltes logiques de 1975 à 1981, il a notamment a publié La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier. (Fayard 1981), Le Philosophe et ses pauvres (Fayard, 1983) et Le Maître ignorant (Fayard 1987) — ouvrages dans lesquels il élabore une philosophie de l’émancipation reposant sur la critique de la traditionnelle distinction entre savants et ignorants, et plus largement sur le refus de toute assignation identitaire. Aujourd’hui très reconnu sur la scène internationale, Jacques Rancière a développé une pensée originale du politique, qui postule la possible participation de tous à l’exercice de la pensée, donc au gouvernement de la cité. Dans La Mésentente. Politique et philosophie (Galilée, 1995), puis Aux bords du politique (La Fabrique, 1998), ou encore La Haine de la démocratie (La Fabrique, 2005), il s’élève tout autant contre l’idée du peuple comme masse brutale et ignorante que contre « l’idylle consensuelle » de la « post‐démocratie — pour privilégier une approche de la communauté politique comme « communauté du litige ». Cinéphile, proche des Cahiers du cinéma, Jacques Rancière a également publié toute une série d’ouvrages sur les rapports entre esthétique et politique, dont Le Partage du sensible. Esthétique et politique (La Fabrique, 2000), Le Spectateur émancipé (La Fabrique, 2008), Malaise dans l’esthétique (Galilée, 2004), ou encore Aisthesis. Scènes du régime esthétique de l'art (Galilée, 2012). 2 L’ouvrage Dans cet essai divisé en 6 chapitres précédés d’un avant‐propos, Jacques Rancière part d’une interrogation sur le rapport ambigu entre la vitalité actuelle de la philosophie politique et le relatif « absentement » de la politique dans nos sociétés contemporaines. Alors que se répand « l’opinion désenchantée qu’il y a peu à délibérer et que les décisions s’imposent d’elles‐mêmes » (le travail de la politique n’étant plus que « d’adaptation ponctuelle aux exigences du marché mondial »), l’auteur revient aux textes fondateurs d’Aristote et Platon pour rappeler ce qu’est selon lui la politique : « l’activité qui a pour principe l’égalité » et, de ce fait même, « un objet scandaleux (…) qui a pour rationalité propre la mésentente ». (p. 11) Est d’abord précisé ce qu’il entend par mésentente : « un type déterminé de situation de parole : celle où l’un des interlocuteurs à la fois entend et n’entend pas ce que dit l’autre » (p. 12). « La mésentente n’est pas le conflit entre celui qui dit blanc et celui qui dit noir » ; « elle n’est pas non plus le malentendu reposant sur l’imprécision des mots ». Elle se distingue de ce que Jean‐François Lyotard a conceptualisé sous le nom de différend1, parce qu’elle ne porte point sur les seuls mots (que les uns ou les autres ne comprendraient pas), mais bien « sur la situation même de ceux qui parlent » (p. 14) ; un point essentiel que l’auteur va développer tout au long de l’ouvrage. Le commencement de la politique Aristote a défini « le caractère éminemment politique de l’animal humain » par le fait qu’il est seul à posséder la parole (logos). À la différence de la voix (phônê), qui est aussi donnée aux autres animaux et par laquelle ceux‐ci peuvent « indiquer » le plaisir et la douleur, « la parole est là pour manifester l’utile et le nuisible, et en conséquence, le juste et l’injuste. (…) L’homme est seul à posséder le sentiment du bien et du mal, du juste et de l’injuste. Or, c’est la communauté de ces choses qui fait la famille et la cité » (Aristote, Politique I, cité p. 19) Le logos séparerait donc « l’articulation discursive d’un grief de l’articulation phonique d’un gémissement ». Avant de revenir, dans le second chapitre de l’ouvrage, sur cette « fausse évidence » qui consiste à « partager si clairement les fonctions ordinaires de la voix des privilèges de la parole », Jacques Rancière s’attache d’abord à questionner la « fausse continuité » qu’Aristote semble établir entre l’utile et le juste, le nuisible et l’injuste. Pour cela, il affirme qu’il faut distinguer — et c’est un point central de sa réflexion sur ce qu’est la politique — la justice qui régit l’ordre marchand de la justice qui fonde la cité : la seconde ne consiste pas en effet à « équilibrer des profits et pertes » entre individus, elle ne s’apparente pas au « marchandage des intérêts individuels ». « La justice comme principe de communauté (…) commence seulement là où il est question de ce que les citoyens possèdent en commun et là où l’on s’occupe de la manière dont sont réparties les formes d’exercice et de contrôle de l’exercice de ce pouvoir commun. » (p. 23) Ce qu’il s’agit de compter, d’harmoniser, d’ordonner de manière juste, dès lors que l’on est dans la sphère du politique, ce ne sont pas les biens des individus entre eux, mais « les parts du commun. » Or ce compte est compliqué, dans la cité antique comme aujourd’hui. Il est même toujours « un mécompte », source de la mésentente qui serait au cœur de la politique, selon notre auteur. Le bien commun en effet « est virtuellement l’avantage de chacun sans être le désavantage de personne ». Et ce qui fait que l’on est reconnu comme pouvant faire partie de la cité ne s’évalue pas forcément selon les critères de l’égalité marchande. « Pour que la cité soit ordonnée selon le bien, il faut que les parts de communauté soient strictement proportionnées à l’axia de chaque partie de la communauté : à la valeur qu’elle apporte à la communauté et au droit que cette valeur lui donne de détenir une partie de la puissance commune ». (p. 24) Aristote dénombre trois de ces axiaï ou titres de communauté, rappelle Jacques Rancière : « la richesse du petit nombre (les oligoï) ; la vertu ou l’excellence (arétè) qui donne aux meilleurs (aux aristoï) leur nom ; et la liberté (l’eleutheria) qui appartient au peuple (démos). Unilatéralement conçu, chacun de ces titres donne un régime particulier, menacé par la sédition des autres : l’oligarchie des riches, l’aristocratie des gens de bien ou la démocratie du peuple. En revanche, l’exacte combinaison de leurs titres de communauté procure le bien commun. » (p. 25) 1 Le Différend, Editions de Minuit, 1983. 3 Mais comment mesurer de manière juste la contribution respective au bien commun de parties aussi différentes ? Qu’est‐ce, en particulier, que la liberté apportée par les gens du peuple à la communauté ? C’est ici, selon Rancière, que se révèle le mécompte fondamental. Car la liberté « vient mettre une limite aux calculs de l’égalité marchande. » Elle vient empêcher que l’oligarchie ne gouverne « par le simple jeu arithmétique des profits et des dettes », autrement dit « que la richesse soit immédiatement identique à la domination. » (p. 27) Autre problème, dans la cité grecque : « la liberté — qui est simplement la qualité de ceux qui n’en ont aucune autre — ni mérite, ni richesse — est comptée en même temps comme la vertu commune ». Les gens du peuple en effet sont simplement libres comme les autres : ils se voient reconnaître la même liberté que ceux qui possèdent la richesse ou la vertu. Et ils vont en user… « La liberté permet au démos — c’est‐à‐dire au rassemblement factuel des hommes sans qualités », de se penser comme devant recevoir autant, dans le partage du commun, que ceux qui par ailleurs lui sont en tout supérieurs. Telle est l’origine du litige qui est au coeur de la politique selon Jacques Rancière. « C’est au nom du tort qui lui est fait par les autres parties que le peuple s’identifie au tout de la communauté. Ce qui est sans part — les pauvres antiques, le tiers état ou le prolétariat moderne — ne peut en effet avoir d’autre part que le rien ou le tout. Mais aussi c’est par l’existence de cette part des sans‐part (…) que la communauté existe comme communauté politique, c’est‐à‐dire comme divisée par un litige fondamental, par un litige qui porte sur le compte de ses parties, avant même de porter sur leurs "droits". Le peuple n’est pas une classe parmi d’autres. Il est la classe du tort qui fait tort à la communauté et l’institue comme "communauté" du juste et de l’injuste. C’est ainsi que, au grand scandale des gens de bien, le démos, le ramassis uploads/Politique/ fiche-lecture-la-mesentente-ranciere-10dec12-02.pdf
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- Publié le Fev 07, 2022
- Catégorie Politics / Politiq...
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