Séance 7 - La privatisation des États : nouvelles configurations, nouveaux acte

Séance 7 - La privatisation des États : nouvelles configurations, nouveaux acteurs et modes de gouvernement ? Le texte soumis à notre étude est un article de Béatrice Hibou, paru en 1999 dans le 73ème numéro de Politique africaine, une revue académique d’analyse du politique dans les pays africains. Béatrice Hibou est une chercheuse et politologue du CERI (Centre d’études et de recherches internationales) spécialiste des problématiques sur la signification politique des mutations économiques appliquées aux études du Maghreb, de l’Afrique Subsaharienne et de l’Europe du Sud. Les années 90 sont teintées d’un contexte global de remise en question de la souveraineté de l’Etat qui assisterait à sa propre érosion dans la globalisation. Ainsi, dans le contexte académique, les analyses sur les mutations de l’Etat en période néolibérale abondent : délitement des pouvoirs publics, appropriation par le privé de ses compétences et attributs, domination du marché sur le politique.. Dans l’ensemble, le domaine académique a interprété ces phénomènes comme le signe d’un « retrait » global de l’Etat. L’intérêt du texte de Béatrice Hibou est ainsi de déconstruire ces interprétations, d’une part, en invitant à repenser l’étude méthodologique des transformations de l’Etat contemporain et d’autre part en arguant que la « privatisation de l’Etat » tient davantage en un « redéploiement » qu’en un retrait de l’Etat. Elle ouvre ainsi une problématique plus globale : En quoi ces processus globaux, derrière l’image d’un retrait de l’Etat, doivent-ils être compris comme un renouvellement et comme un redéploiement de ses modes de gouvernement ? Dans quelle mesure ces processus remettent-ils en cause la pertinence des approches classiques et normatives de l’Etat ? L’hypothèse de Béatrice Hibou est donc la suivante : il est nécessaire de repenser les interprétations de la « privatisation de l’Etat » (en terme de déliquescence, déclin, délégitimation) pour l’appréhender en terme de « décharge » c’est-à-dire comme la poursuite de sa formation à travers des nouvelles modalités de gouvernement. Par conséquent, le pouvoir et l’interventionnisme de l’Etat ne se traduisent plus seulement par un processus formel et institutionnalisé. La pertinence de l’article tient dans son approche méthodologique et épistémologique. Elle dépasse, en effet, la vision « substantialiste et normative » au profit d’une méthodologie propre à la sociologie historique de l’Etat, pour réfuter la « doxa académique ». En ne définissant pas les contours du « politique » et de l’Etat a priori, Béatrice Hibou insiste sur l’étude des continuités et des ruptures historiques pour comprendre les mutations à l’œuvre dans les « formes d’arrangements du politique et de l’économique » et donc, le flou qui caractérise leurs frontières respectives aujourd’hui. Béatrice Hibou part d’un constat : à partir de l’exemple du Cameroun, elle montre comment l’Etat en Afrique, se voit déléguer de manière croissante ses fonctions à des organismes « privés » dans les années 1990. Cette « privatisation de l’Etat » concerne tout autant des fonctions régulatrices que ses fonctions régaliennes les plus essentielles. L’intérêt de l’approche de Béatrice Hibou est de nuancer les thèses du retrait de l’Etat en introduisant le principe de « décharge » (Weber) pour expliquer ces phénomènes. Si un affaiblissement est perceptible, cette décharge n’est pas le fruit d’un retrait ou d’une déliquescence, mais doit s’appréhender comme « un nouvel interventionnisme » : la décharge est avant tout un redéploiement des modalités d’action publique. En effet, l’Etat continue ainsi de se former, de reconfigurer son intervention par ce processus désignant une nouvelle gouvernementalité mobilisant le « privé » dans la mise en œuvre des politiques publiques. L’auteure remobilise ainsi ce terme de décharge pour qualifier cette rupture dans les modes de gouvernement vers des modalités plus « indirectes, discontinues, et moins institutionnalisées ». Plus concrètement, il s’agit d’un interventionnisme par le « truchement » d’acteurs privés, des modes de gouvernement qui passent par des collaborations, des partenariats avec des acteurs non étatiques pour remplir des fonctions qui imputaient auparavant à l’Etat seul. Mais si l’exercice du pouvoir est dorénavant indirect et moins institutionnalisé, cela n’enlève rien à la capacité de l’Etat à orienter et maitriser la chose publique. L’approche de l’auteure, permet ainsi d’éclairer la diversité des interventions étatiques et de mieux comprendre les ruptures qu’induisent cette gouvernementalité contemporaine. Ces modes de gouvernement indirects et désinstitutionnalisés sont véritablement au cœur de la formation de l’Etat particulièrement au Sud et concernent nombre de ses fonctions notamment régaliennes. Nous avons, par exemple, étudié le processus d’externalisation de la sécurité et le recours aux sociétés militaires privées aux Etats-Unis 1 (cf références). On peut également évoquer l’affermage de l’impôt, ou encore la privatisation des fonctions régulatrices faisant des politiques commerciales et économiques le véritable fruit de négociation avec les acteurs privés 2. De plus, la privatisation est un terme critique des idées dominantes et de l’approche wébérienne de l’Etat qui fausse la compréhension des processus en jeu. Chez Max Weber, la formation de l’Etat moderne aboutit au délaissement de la décharge avec la bureaucratisation, l’institutionnalisation ; ces processus étant au cœur de l’ « idéologie développementaliste » 3. L’Etat moderne se caractérise ainsi par ses interventions directes (action publique sans intermédiaire) institutionnalisés (dissocié de la société et incorporé formellement dans une institution étatique) et permanentes (continuité de l’action publique) par opposition à la décharge. Dès lors Béatrice Hibou montre que cette conception théorique rigide est inadaptée à la compréhension des nouvelles modalités d’interventionnisme et leurs dynamiques de délégation, de désinstitutionalisation… En effet, ce paradigme étatique réduisant le politique aux manœuvres du pouvoir central (et de la bureaucratie) implique de tomber dans l’illusion de « l’égotisme institutionnel » pour reprendre l’expression de Peter Brown soit se focaliser sur l’action rationnelle et institutionnalisée du gouvernant. C’est donc ce qui explique qu’on assimile cette privatisation de l’Etat à un processus de retrait. L’approche de l’auteure permet de penser cette « nouvelle » gouvernementalité incluant en des termes positifs, ces « catégories d’interventions non conventionnelles » soient des processus, tels que la privatisation, la délégation ; quand l’approche « classique » les étudie en des termes négatifs au politique, de pertes, de concurrence ou de déclassement. Ces dynamiques sont davantage le fait d’une renégociation permanente des relations public/privé et d’un contrôle « ex-post ». Par cette approche en terme de redéploiement des modalités d’action, on constate une situation ambivalente remettant en cause les dichotomies classiques que l’auteure s’attelle à déconstruire. Ces hypothèses, qui découlent de l’approche normative de l’Etat, sont notamment celles d’une séparation rigide entre le privé et le public ; entre l’économique et le politique… En effet, comme dit précédemment, cette approche normative conduisant à délimiter a priori la sphère publique du privé conduit à rogner de l’action publique, les processus de décharge, l’usage d’intermédiaires, la collaboration avec des acteurs privés, et revient donc à nier cette nouvelle gouvernementalité. Les points d’intervention étatiques ne se cantonnent pas aux institutions et prennent des formes, des territorialités diverses qui rendent inopérantes ces dichotomies traditionnelles. Il faut ainsi reconnaitre une certaine imbrication et une fluidité dans les relations entre le public et le privé. C’est ce qui explique que des associations deviennent des maillons de la chaine d’action voire des coproducteurs des politiques publiques, en partenariat avec l’Etat comme nous le verrons dans le cas syrien. Le terme de « gouvernementalité contemporaine » est en ce sens pertinent : emprunté à Foucault 4, l’expression désigne un mode d’exercice du pouvoir moderne fonctionnant notamment par le biais d’une participation volontaire du gouverné dans sa propre gouvernance. De cette même manière, ce mode de gouvernement de « décharge » qui passe par le truchement d’acteurs privés, inclue les acteurs non étatiques dans l’exercice du pouvoir. La porosité des frontières et l’interdépendance entre sphère privée et publique se saisissent en outre par une sociologie des élites politiques et économiques et de leurs trajectoire. En effet, les hauts dirigeants politiques ont des parcours hybrides tandis que les acteurs privés sont aussi public et font partie intégrante de l’Etat. Parallèlement, il est aussi nécessaire de distinguer souveraineté (s’incarnant strictement dans ses prérogatives et institutions) et pouvoir étatique qui peut se déployer également à travers ces réseaux et intermédiaires privés. Conjointement Béatrice Hibou montre que la décharge est en réalité un mode de gouvernement ancien et classique pour les pays d’Afrique subsaharienne comme le démontre l’histoire coloniale et précoloniale. La « privatisation de l’Etat » n’est pas un processus « nouveau » ; il est présenté de telle sorte car il entre en rupture avec nos représentations normatives de l’Etat et s’est vu (re)légitimité en période néolibérale. L’article de Laura Ruiz de Elvira « l’Etat syrien de Bachar Al-Assad à l’épreuve des ONG » appuie la thèse de Béatrice Hibou par l’étude du secteur associatif en Syrie. Tout comme l’explique B. Hibou, la Syrie illustre bien cette « rupture » propre à la privatisation de l’Etat dans un contexte propice de libéralisation de l’économie (passage à « l’économie sociale de marché ») et de tarissements des ressources publiques depuis les années 90. La décharge est donc cette « redéfinition de l’action publique » qui s’illustre uploads/Politique/ fiche-technique-la-privatisation-de-l-x27-etat.pdf

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