1 ENS Éditions L’école et la nation | Benoît Falaize, Charles Heimberg, Olivier
1 ENS Éditions L’école et la nation | Benoît Falaize, Charles Heimberg, Olivier Loubes L’école et la nation au Sénégal de 1960 à nos jours L'histoire d'un malentendu Amadou Fall p. 455-466 Texte intégral En 1960, par suite d’un découpage colonial artificiel, les identités territoriales que sont censées délimiter les frontières des États africains nouvellement indépendants étaient loin de répondre aux critères de nations. Ce fait, suffisamment connu, donne du sens aux propos de F. Houphouët-Boigny au lendemain de 2 3 4 l’indépendance de la Côte d’Ivoire : « La colonisation nous a légué un État mais pas une nation qu’il nous faut construire. » Et Houphouët-Boigny d’ajouter que l’ethnie, la religion et les partis politiques étaient les trois principaux ennemis du processus de construction de la nation ivoirienne.1 Certes, il a été beaucoup dit et écrit sur ces propos.2 Il n’est toutefois pas inutile, pour cerner davantage la problématique posée, d’en rappeler les termes. En fait, cette ex-colonie française d’Afrique occidentale et d’autres qui venaient d’accéder à l’indépendance dans les mêmes conditions étaient surtout « des entités administratives réunissant différents groupes communautaires à l’intérieur de frontières qu’ils n’avaient pas eux-mêmes fixées »3. C’est dire, qu’en l’absence de liens organiques entre groupes ethniques se projetant volontairement dans une communauté de destin, le sentiment d’appartenance à une nation n’était pas fortement vécu par les Ivoiriens. Ils avaient plutôt tendance à rechercher leur identité en dehors de la nation ivoirienne qui n’avait d’existence que par ses symboles : le drapeau, l’hymne national, la carte nationale d’identité entre autres.4 Cinquante ans après, la situation actuelle de ce pays comme de certains autres de la sous-région tend à attester que la question nationale garde toute sa fraîcheur, y compris au Sénégal où l’émergence, dans les années 1980, du mouvement séparatiste en Casamance semble accréditer la thèse qu’une conscience nationale, loin d’être une réalité au moment de l’indépendance, était plutôt à construire. Au Sénégal, la question nationale ayant été particulièrement sensible au leadership politique, il nous a paru logique d’articuler notre analyse autour de la conception que le pouvoir politique a de la nation, à savoir « un ensemble d’hommes et de femmes manifestant une commune volonté de vie commune, 5 6 7 É partageant une langue, une culture et une histoire communes »5. L’école, sous sa forme actuelle, n’est pas le produit du développement interne des sociétés africaines. Dans le cas du Sénégal, la création et le développement du réseau scolaire ont suivi la pénétration française. Fondamentalement, loin de réduire la distance qui sépare le dominateur du dominé, l’école a, le plus souvent, contribué à la rendre infranchissable en vue de maintenir l’ordre colonial. Soulignons toutefois qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la politique scolaire a été dominée par l’idéologie de l’assimilation. C’est de cette école que le Sénégal indépendant a hérité. Elle posait au jeune État, entre autres défis, celui de construire, avec une école extravertie, une identité et un sentiment d’appartenance à la nation sénégalaise ayant pour fondement la promotion de l’histoire, des cultures et des langues nationales. Comment celle-ci y a-t-elle répondu ? Cette réponse est-elle satisfaisante ? Si non, pourquoi ? Le présent texte s’articule autour de cette problématique. Autrement dit, nous tenterons de mettre en lumière et d’analyser la mission dévolue à l’école dans le processus de construction de la nation sénégalaise de 1960 à nos jours, ainsi que la réponse à cette attente. Toutefois, l’institution scolaire, lieu privilégié d’éducation, n’en appartient pas moins à un environnement global. Aussi, nous intéressons-nous également à cet environnement, autre lieu de discours et de pratiques, le plus souvent en concurrence avec l’école. Nous avons choisi une approche méthodologique privilégiant l’analyse des lois d’orientation de l’éducation ainsi que leur mise en texte dans les programmes d’enseignement et les instructions officielles. 8 9 10 11 Éduquer au national : une sollicitation récurrente le sentiment d’appartenance à une communauté : Chacun doit savoir que l’éducation qu’il reçoit est essentiellement un moyen de se mettre au service du groupe dont il fait partie, et non pas un moyen pour échapper à ce groupe ou « émerger » de ce groupe6 ; le sentiment d’appartenance à la nation : L’action scolaire devra assurer, dans les meilleurs délais possibles, l’usage généralisé d’une langue commune et le partage d’une même culture pour les divers groupes de la population, tout en favorisant l’intégration des apports du monde moderne dans la culture des citoyens.7 Les exigences de réforme ou de refondation du système, pour répondre adéquatement à une telle sollicitation, ont rythmé l’histoire de l’école sénégalaise. Dès, 1960, une étude préalable confiée à un comité d’étude a permis de formuler les principes directeurs autour desquels devrait s’articuler la nouvelle politique éducative, à savoir : Reprenant ces principes, le premier plan quadriennal, adopté par le gouvernement, puis par l’assemblée en 1961, se fixe comme objectifs généraux à assurer dans les meilleurs délais, « l’usage généralisé d’une langue commune et le partage d’une même culture par les divers groupes de la population, tout en intégrant des apports du monde dans la culture des citoyens… »8 Dans ce cadre, il revient à l’enseignement primaire « de scolariser en 1964 plus de 50 % des enfants d’âge scolaire ». Le président Senghor, dans son rapport d’orientation au congrès de son parti, l’Union progressiste sénégalaise (UPS), en février 1962 à Thiès, revient sur la mission assignée à l’institution scolaire : 12 13 14 15 Il est question, explique-t-il, par l’École, de former le Sénégalais nouveau : un homme préparé à l’action, tourné vers l’action. Or celle-ci suppose, pour être efficace, d’être une action solidaire, faite par et pour l’ensemble de la Nation, dans un projet national unanimement concerté et réalisé.9 Le congrès approuve pleinement la politique de construction nationale pratiquée par le gouvernement […] Le congrès invite le bureau exécutif et les responsables politiques à tous les niveaux à mobiliser le parti en vue de la construction nationale…10 Une place plus grande est donnée à l’étude des questions nationales et africaines. Ce changement de perspective, déclare le ministre, ne manquera pas de donner à nos élèves un sens national plus aigu, des vues plus précises sur l’humanisme négro-africain, la négritude. L’ouverture aux autres, sans doute souhaitable, ne peut se faire qu’après une prise de conscience nationale.11 Tout ceci est approuvé à l’unanimité dans les résolutions générales du congrès, dans les termes suivants : Pour marquer une certaine continuité avec le primaire, des innovations pédagogiques sont aussi annoncées dans l’enseignement secondaire. Le ministre de l’Éducation de l’époque, le docteur Wane, s’explique sur leur sens dans ce cycle : La première décennie de l’ère Senghorienne s’achève avec l’explosion de Mai 68 marquant la remise en cause du legs colonial et la montée de l’aspiration nationaliste et africaniste. Ce mouvement inspire des changements qui se reflètent dans la loi d’orientation de l’éducation nationale du 3 juin 1971, la première depuis l’indépendance. L’article premier de ladite loi exprime ainsi la vocation nationale de l’éducation. « L’éducation nationale, au sens de la présente loi [….] vise à préparer les conditions d’un développement intégral, assumé par la nation tout entière. Sa mission constante est de maintenir 16 17 18 19 Les conclusions des états généraux, précise-t-il, ne prendront forme que par la mobilisation de tous les acteurs. Ce sera d’abord une prise de conscience de l’appartenance à une nation commune, enracinée dans une même terre, dans un commun passé, engagée dans un même devenir solidaire. En ce sens, l’école doit provoquer la prise de conscience, agir comme révélateur : le Sénégal ne pourra prendre possession de lui-même, ne pourra durablement se rassembler, qu’autant que chaque patriote sénégalais se sentira pleinement concerné par l’édification de la nation sénégalaise.13 l’ensemble de la nationale dans le progrès contemporain. » L’option de réhabilitation des langues nationales à travers leur enseignement à l’école est également proclamée, de même que l’adaptation en conséquence de l’enseignement de l’histoire et de la géographie. L’implantation des réformes que promettait 1968 n’a pu vaincre ni la résistance du système au changement ni la réticence du pouvoir politique à le remettre sérieusement en cause. Ce qui, à partir de 1976, alimente la lutte menée par les enseignants, débouchant en février 1981 sur les États Généraux de l’Éducation et de la Formation (EGEF). À cette occasion, fut affirmée l’option d’une « nationale, démocratique et populaire ».12 La tenue des États généraux peut être interprétée comme la reconnaissance de la relation étroite entre l’école et la question du « vivre ensemble ». La participation des chefs religieux, musulmans comme chrétiens, des chefs coutumiers, des membres de la société civile, à côté des organisations syndicales et des partis politiques les plus significatifs, tend à l’attester ; comme semblent également le confirmer, les déclarations d’Abdel Kader Fall, ministre de l’Éducation nationale d’alors, venu clôturer ces assises nationales : Les conclusions des EGEF débouchent sur l’adoption de la loi 91-22 du 16 février 1991, la seconde loi 20 21 L’enseignement d’une histoire commune : un malentendu persistant Ils étudient [les élèves africains] notre histoire avec passion : uploads/Politique/ l-x27-ecole-et-la-nation-l-x27-ecole-et-la-nation-au-senegal-de-1960-a-nos-jours-ens-editions.pdf
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- Publié le Jan 26, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
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