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Diploweb.com : Géopolitique, stratégie, relations internationales et cartes > Monde > Transversaux > L’intelligence artificielle peut-elle nous gouverner ? L’intelligence artificielle peut-elle nous gouverner ? mercredi 24 janvier 2018, par Juliette FAURE Acteur géopolitique majeur, l’Etat se trouve questionné par de multiples forces, dont la dérégulation et l’intelligence artificielle. Juliette Faure démontre que la puissance de l’intelligence artificielle fait déjà directement concurrence à l’État dans ses prérogatives classiques : connaissance, contrôle et administration de son corps social. Elle finit par rendre plausible la disparition de la loi humaine au profit d’un code dont la capacité de savoir, de régulation et d’application de décisions est rarement mise en défaut. L’intelligence artificielle est donc bien un sujet géopolitique. UN CLIENT du supermarché américain « Target » fit irruption, en 2012, dans le magasin en rage. Il se plaignait que sa fille de 14 ans reçoive des coupons de réduction sur le prix des produits pour femmes enceintes. Quelques jours plus tard, il découvrit, en même temps que sa fille, que celle-ci était effectivement enceinte. Un journaliste du « New York Times Magazine » rendit célèbre cette histoire dans un article intitulé : « How companies learn your secrets » [1], dans lequel il explique la puissance du département d’analyse prédictive des grandes entreprises, chargé d’accumuler et d’acheter un maximum d’informations personnelles sur leurs clients pour comprendre leurs habitudes et anticiper leurs comportements. Afin de se garantir la fidélité des femmes enceintes, « Target » avait mis au point un programme de prédiction de la grossesse basé sur une étude des comportements d’achat indiquant un changement dans le métabolisme de la cliente et permettant même d’évaluer la date de l’accouchement. A la tête de ce programme, le statisticien Andrew Pole résume son objectif : “We’ll be sending you coupons for things you want before you even know you want them.” Cet exemple d’utilisation de la technologie comme instrument de contrôle social illustre parfaitement les préoccupations au cœur de la formule de Lawrence Lessig : « code is law » [2]. L’accumulation de données et leur synthèse par les nouveaux outils technologiques confèrent au code une capacité de régulation, de prescription et de contrôle ordinairement associés à la loi. En octobre 2017, le Président russe Vladimir Poutine rapportait cette histoire lors de son intervention à la conférence de Valdaï, un sommet annuel qui rassemble à Sotchi chefs d’entreprises, hommes politiques, universitaires et experts du monde entier. Il conclut de cette anecdote la définition de la tâche principale posée aux États aujourd’hui : comprendre et utiliser ces outils de contrôle des humains par la technologie pour « le bénéfice de notre peuple » [3] . Quelques mois plus tôt, il déclarait déjà : « celui qui deviendra le leader dans cette sphère [de l’intelligence artificielle] sera le maître du monde » [4]. En d’autres termes, le code, devenu loi, serait roi. L’intelligence artificielle n’est pas nouvelle. Le concept apparaît dès les années 1950 et les premiers algorithmes sont conçus peu de temps après [5]. Cependant, les années 2012-2017 ont marqué une véritable révolution dans l’accroissement de la puissance de ces algorithmes, désormais dotés de capacités exceptionnelles de stockage, de traitement d’informations, de méthode d’apprentissage (« deep learning ») et d’autonomie de la décision. Le pouvoir croissant exercé par l’intelligence artificielle est au cœur des interrogations contemporaines, comme le montrent les titres évocateurs d’essais politiques qui jadis auraient relevé de la science fiction : La guerre des intelligences, de Laurent Alexandre [6], ou encore La chute de l’empire romain, Mémoires d’un robot, de Charles-Edouard Bouée [7]. La puissance de l’intelligence artificielle fait directement concurrence à l’État dans ses prérogatives classiques : connaissance, contrôle et administration de son corps social. Elle finit par rendre plausible la disparition de la loi humaine au profit d’un code dont la capacité de savoir, de régulation et d’application de décisions est rarement mise en défaut. Ces développements de l’intelligence artificielle posent un défi à la puissance d’un État de deux manières. Si l’on considère l’intelligence artificielle comme une technique de contrôle parmi d’autres, les États doivent répondre à ce défi technologique afin de prendre la tête d’une course à la puissance entre pairs. Cependant, si l’intelligence artificielle est un mode de gouvernement et de régulation qui peut posséder son fonctionnement interne et autonome échappant au contrôle de la puissance publique, les États doivent répondre à un défi d’un genre nouveau : le renversement du modèle de gouvernement classique de l’État souverain moderne. Dans ces conditions, l’État doit entamer une réflexion sur les manières de résistance, de transformation ou d’adaptation de sa raison d’être et de persister. Juliette Faure I. La loi par le code : l’innovation technologique au service du contrôle par l’État En tant qu’instrument de connaissance et de contrôle, l’intelligence artificielle (IA) est utilisée par les États pour accroître leur puissance. Le domaine numérique est ainsi devenu l’objet d’une compétition qui prend des allures de course à l’armement. La Chine a adopté une stratégie nationale afin de devenir le leader et le centre de l’innovation en IA d’ici 2030, considérant que l’investissement dans l’IA est lié à des enjeux de défense et de sécurité nationale [8]. Les Etats-Unis ont élaboré un plan national appelé « Third Offset » qui prévoit l’utilisation de l’IA pour maintenir un avantage militaire technologique sur ses adversaires. La polyvalence d’utilisation de l’IA, pour des objectifs commerciaux comme militaires, fait de cette technologie un outil de contrôle indispensable pour occuper une place de grande puissance mondiale. La France s’est elle-même récemment emparée de ce sujet, reconnaissant qu’il s’agissait d’une question d’État majeure avec la parution symbolique du rapport « France Intelligence Artificielle » [9] et depuis, plusieurs missions dédiées à ce sujet dont la dernière est placée sous la direction de Cédric Villani. La course à la puissance informatique entre pays se mène donc souvent au prix d’une invasion de la vie privée des individus par les capacités de contrôle et de surveillance de l’État. L’accroissement des capacités de contrôle technologique au bénéfice de la puissance publique et de potentiels intérêts commerciaux est illustré de manière saisissante par le programme Aadhaar mis en place en Inde. Ce programme d’identification attribue à chaque citoyen indien un code à 12 chiffres associé à ses informations biométriques (photographie, empreintes digitales et scanner de l’iris) et démographiques (date de naissance, adresse, numéro de téléphone). Dans un article publié dans « The Hindu » [10], l’économiste Jean Drèze avertit des menaces que représente ce système de recensement électronique sur les libertés individuelles et le droit fondamental au respect de la vie privée. Au sein de l’acte législatif qui régit le fonctionnement du programme, il est envisagé que certaines informations soient partagées avec « des entités en faisant la demande » et des dérogations à la protection des informations sont prévues en cas de besoins liés à « la sécurité nationale ». L’économiste dénonce la flexibilité de l’interprétation de ces termes et anticipe les conséquences dangereuses de la mise en œuvre de ce programme : si le numéro Adhaar est requis à l’avenir pour faire l’achat d’un ticket de train, d’une carte de Sim ou pour ouvrir un compte en banque, le gouvernement aura accès à un domaine croissant d’informations personnelles (voyages, historique de conversation téléphonique et internet, salaires, etc.) pour lesquelles le dispositif initial d’Adhaar n’offre par de protection et qui deviendraient ainsi disponibles à la vente sur demande d’entités commerciales. Au Royaume-Uni, Renate Samson, directrice de l’ONG Big Brother Watch, s’érige contre les mêmes problèmes. Dans une tribune republiée le 26 octobre 2017 par « Le Monde », intitulée « Nous sommes tous devenus des citoyens numériques », elle dénonce la banalisation du recours du gouvernement aux technologies d’identification biométrique et numérique qui s’est faite au détriment de la protection des droits individuels. Selon elle, ces nouveaux outils de surveillance étatique sont problématiques car ils sont acceptés sans débat public comme un « mal nécessaire », requérant un renoncement au droit à la vie privée en échange d’une plus grande sécurité. C’est bien ce même dilemme qui a donné lieu aux critiques de la loi sur le renseignement de 2015 en France, qui permet la collecte et la surveillance de données numériques par les services de renseignement. Encore une fois, cette mesure adoptée au nom d’un objectif sécuritaire acte de jure l’abandon de la protection légale d’informations privées et peut être perçue comme un pas vers une libéralisation future de l’accès à ces informations dans le cadre d’autres applications, telles que commerciales. La course à la puissance informatique entre pays se mène donc souvent au prix d’une invasion de la vie privée des individus par les capacités de contrôle et de surveillance de l’État, portant atteinte à la protection des droits individuels. Cependant, l’autorité de l’État elle-même peut finir par être mise en défaut si la puissance de ces outils finit par s’exercer hors de son propre contrôle avec une capacité autonome de régulation : le code pourrait alors supplanter la loi. II. Le renversement du modèle de gouvernement uploads/Politique/ l-x27-intelligence-artificielle.pdf

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