L’Atelier du Centre de recherches historiques Revue électronique du CRH 16 | 20
L’Atelier du Centre de recherches historiques Revue électronique du CRH 16 | 2016 : Histoire intellectuelle des émotions, de l’Antiquité à nos jours Penser les émotions en Occident : de l'Antiquité à nos jours Le corps social à l’origine de l’invention du mot « émotion » NICOLE HOCHNER Résumés Français English Bien que les historiens analysent les émotions des sociétés passées, le terme émotion lui-même est un mot récent qui n'apparaît qu'au courant du XVe siècle. Cette « invention », qui se fait en France, se dissémine rapidement dans d'autres langues, comme en anglais par exemple. À l'origine le mot « émotion » a une signification politique et désigne un soulèvement ou une révolte populaire. Cette étude se propose d'examiner le contexte précis de gestation et d'apparition du mot émotion, qui n'a curieusement suscité aucun examen systématique jusqu'à nos jours. En comblant cette lacune, on pourra mieux comprendre la dimension politique originelle du terme et, surtout, prouver que ce ne sont pas nécessairement les agitations et les perturbations politiques qui secouent la France qui suffisent pour expliquer l'apparition de ce nouveau terme. Il est indéniable que les réalités politiques ont leur place dans le contexte culturel et politique de l'invention du terme « émotion », mais cet article prouve que l'élément indispensable et constitutif à la formation du mot « émotion » est la référence au corps imaginaire de la société qui est profondément bouleversée par Nicole Oresme. Cet article démontrera comment et pourquoi le corps politique doit être considéré comme le berceau métaphorique du mot « émotion » qui depuis a perdu sa teneur politique Despite the fact that historians analyze emotions of classical antiquity, the term 'emotion' itself is a rather recent term that appears only in the fifteenth century. The 'invention' of the word 'emotion' is a French one, but it quickly reaches other languages, such as English. At first the word 'emotion' has a political meaning and designates an uprising or a popular rebellion. The present study proposes first to examine the precise context of the formation and appearance of the word 'emotion', which oddly has not attracted systematic study so far. In reality, the investigation of the political origins of the word will prove that the political agitation and upheavals of France at the time are not enough to explain the appearance of the new term. It is indisputable that political realities have their room in the cultural and political context of the invention of the word emotion, but this article will argue that the indispensable and constitutive element to the formation of the word 'emotion' is the imaginary body politic that is profoundly transformed during that is profoundly transformed by Nicole Oresme. This article will demonstrate how and why the body politic image should be considered as the metaphorical cradle of the word 'emotion' that since then has completely lost its political resonance Entrées d’index Mots-clés : Claude de Seyssel, métaphore politique, imaginaire politique, corps politique, théorie des humeurs, mouvement, (dés)équilibre, mouvements sociaux, invention du mot émotion Keywords : Claude de Seyssel, Nicole Oresme, political imaginary, Emotion, humoral theory, motion, (im)balance, social movements, invention of the word emotion Notes de l’auteur Cet article est dédié à la mémoire de Philippa Maddern qui m’avait accueillie au Centre pour l’Histoire des Émotions en Australie, en 2012, lorsque l’aventure de cet article a débuté. Texte intégral Le mot « émotion » a une histoire, et même une histoire assez turbulente. S’il est notoire que sa signification est constamment revue et débattue, sa composition première, par contre, demeure floue1. Les historiens des émotions n’ont pourtant pas manqué de souligner que le mot n’est apparu qu’assez tardivement, certains invoquent 1534, d'autres suggèrent le courant du XVe siècle. L’engouement pour l’histoire des émotions semble avoir plutôt privilégié l’invention de nouveaux dérivés comme par exemple « émotionologie », soit l’attitude de la société par rapport aux émotions2, ou « émotionisme » qui est l’idée que les émotions sont essentielles à l’éthique et à la morale3, ou encore « émotif » comme énoncé performatif que William Reddy souhaite replacer dans un contexte de régimes émotionnels foucaldiens4, ou bien citons encore l’idée de « communautés émotionnelles » suggérée par Barbara Rosenwein5. Les tentatives pour définir le mot émotion aspirent à une nomenclature qui distinguerait les émotions des passions et des sentiments, et les affects des humeurs. Mais cet effort de définition et l’examen sémantique ne se préoccupe pas de l’histoire du mot dont les conditions d’émergence et les contextes culturels et politiques sont à éclaircir. L’objet de cet article portera précisément sur l’origine du mot « émotion » et la nécessité de mieux comprendre le cadre politique de l'« invention » originelle de cette notion. 1 La perspective historique nous semble particulièrement nécessaire car le mot « émotion » a très souvent été conçu comme l’œuvre de la culture des Lumières6. Un tel postulat soutient que le XVIIIe siècle engendre une nouvelle culture du moi tournée vers les sentiments et la sensibilité. Le thème des émotions retient donc l’attention des historiens des cultures modernes et contemporaines. En effet, selon William M. Reddy, le type de sentimentalisme qui émerge avec le XVIIIe siècle influe profondément la culture moderne qui prône la gratification personnelle et la réalisation de soi7. De son côté, Thomas Dixon soutient que les Lumières introduisent une rupture essentielle entre « passion » et « émotion ». À l’origine, l’approche chrétienne conçoit la passion et les affects comme l’émanation active du péché, par la suite, une distinction s’impose entre cette vision des penchants corrompus de l’âme pécheresse et la conception nouvelle de l’émotion, comme 2 d’une « notion positiviste » et laïque de sentiments involontaires et irrationnels8. En d’autres termes, l’émotion se serait progressivement séparée des sentiments et des passions pour devenir une entité autonome et profondément moderne, prélude à l’émergence de la psychologie. En simplifiant grossièrement, on peut dire qu’une telle rupture suppose que les passions sont associées aux appétits et aux désirs humains, alors qu’à l’inverse l’émotion est le fruit de l’inconscient et se distingue par son irrationalité9. Or si William M. Reddy s’est intéressé avant tout à la Révolution française, et Thomas Dixon à ce qu’il appelle « la sécularisation de la psychologie », aucun d’eux ne s’est penché sur les premiers usages du terme, alors même qu’ils admettent à l’unisson que la notion est relativement récente. En réalité Thomas Dixon n’a pas totalement négligé l’approche médiévale puisqu’il consacre un chapitre à la littérature patristique et scolastique, mais il fait ensuite un bond de Thomas d’Aquin au XVIIe siècle. Pour Susan James la césure daterait plutôt du XVIIe siècle, la transformation des mots « passion » et « émotion » s’amorcerait ainsi avant les Lumières10. James admet certes que les deux termes sont encore souvent synonymes au XVIIe siècle, mais qu'on observe que le terme « émotion » – qui d'ordinaire a un sens général de passion – tend à désigner un sentiment intérieur ou un sentiment intellectuel. C’est ce que Descartes désigne par « émotion intérieure »11. Susan James étudie minutieusement le développement de cette nouvelle notion d’« émotion intérieure » au XVIIe siècle, mais sans tenter de tracer les origines même du terme. En définitive, les approches de William M. Reddy, Thomas Dixon ou Susan James sont certes très différentes, mais elles ont en commun avec les très nombreuses autres études de l’émotion dans la culture moderne, de négliger les racines du terme et les causes de l’invention du mot. 3 L’histoire médiévale des émotions, de son côté, se propose d’explorer les émotions alors qu’elles n’en portent pas encore le nom, ou plus exactement alors que les émotions sont évoquées par une large palette d’autres termes. On cite habituellement pathos (pathē) ou plus fréquemment les mots latins passio, affectus, motus, ou inclinatio12. Ce que les médiévistes remarquent à raison, c’est que l’idée de mouvement y est centrale. La résonance se retrouve évidemment dans motus animae mais également dans les termes de perturbatio, passio ou affectus. Ces termes désignent tous une forme d’agitation, de remous, de bouleversement ou de trouble. Barbara H. Rosenwein, dans son manifeste méthodologique « Worrying about Emotions in History », appelle à une étude historique sensible aux champs sémantiques et aux questions lexicales13.Damien Boquet et Piroska Nagy qui sont également très attentifs aux questions terminologiques explorent la notion d’émotion et ses variantes dans bien d’autres langues, comme l’espagnol (Emoción), l’italien (Emozione), et l’allemand (Gefühl, Empfindung, Affekt). Ils invoquent entre autres Thomas Dixon pour nous rappeler que la première apparition du mot est française et qu’elle date du XVIe siècle, mais se suffisent de cette remarque sans aller plus avant en la matière14. Heureusement, ils nous livrent le conseil judicieux d’explorer la branche généalogique de la notion d’émotion, et surtout nous encouragent à reconstruire « le jeu serré des réseaux sémantiques et conceptuels »15. Les travaux de Damien Boquet et Piroska Nagy mettent tout particulièrement en lumière ce qu’ils appellent avec éloquence « la chair des émotions », c'est-à-dire le fait que le corps est uploads/Politique/ le-corps-social-a-l-x27-origine-de-l-x27-invention-du-mot-e-motion.pdf
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- Publié le Jan 30, 2022
- Catégorie Politics / Politiq...
- Langue French
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