Jeanne d’Albret : légitimation et savoir d’une femme de pouvoir Nadine Kuperty-
Jeanne d’Albret : légitimation et savoir d’une femme de pouvoir Nadine Kuperty-Tsur Université de Tel Aviv Comment reconstituer à plus de cinq siècles de distance le savoir de Jeanne d’Albret ? Et comment montrer que ce savoir permettra de légitimer une action politique hors du commun, en dépit de ce qu’en disent ses détrac teurs ? Le fait que Jeanne appartienne à la famille royale et ait été élevée à la cour de France ne lève pas complètement le voile sur les contenus précis de son éducation. Tous nos princes n’ont pas eu la chance d’avoir auprès d’eux un Héroard zélé dont le journal permet de reconstituer, au jour le jour, et pendant des années, l’emploi du temps et les lectures de l’enfant-souverain 1. On se propose ici d’évoquer les différents types de savoirs que Jeanne a pu acquérir et qu’elle a mis en vedette dans ses Mémoires justificatifs, écrits entre autres, pour répondre aux accusations de légèreté voire d’imbécillité 2 dont la taxaient ses détracteurs. Accusations souvent adressées aux femmes en situation de pouvoir car l’exercice du pouvoir politique par une femme était considéré comme une imposture et plus grave encore, comme une menace de l’ordre social 3. L’argument que je développerai ici est que le savoir que Jeanne mobilise dans ses Mémoires vise à prouver sa compétence intellectuelle et politique pour faire échec aux accusations dont les pamphlets l’ont taxée dès 1 Journal de Jean Héroard, médecin de Louis XIII, sous la direction de Madeleine Foisil, publi cation du Centre de Recherches sur la civilisation de l’Époque moderne, Paris, Fayard, 1988. 2 Au xvie siècle, le terme d’« imbécillité » doit être compris comme « une faiblesse des qualités intellectuelles », Centre national de Recherches Textuelles et Lexicales (en ligne). 3 Les chercheuses américaines ont publié des travaux pionniers sur les raisons pour lesquelles le pouvoir féminin était considéré comme une atteinte à l’ordre social, je ne mentionnerais à titre indicatif que l’article de Donna Stanton, “The fiction of Preciosity and the Fear of Women” dans Yale french Studies, n° 62, 1981, p.107-134 et pour la France notam ment : Evelyne Berriot-Salvadore, Les Femmes dans la société française de la Renaissance, Paris, Champion, 1990 ainsi qu’Eliane Viennot, La France, les femmes et le pouvoir. L’Invention de la loi salique (ve-xvie siècle), Paris, Perrin, 2006. Nadine Kuperty-Tsur 148 1560 4, lorsqu’elle se déclare protestante et plus encore en 1569, lorsqu’elle abandonnera ses états de Béarn et de Navarre pour aller rejoindre les pro testants assiégés par les troupes de Charles IX à la Rochelle. Sa conversion et le ralliement aux protestants de La Rochelle représentent, en effet, deux engagements politiques spectaculaires, a fortiori de la part d’une femme. S’il est difficile de cerner le savoir de Jeanne, c’est parce qu’il a été en partie acquis de façon passive par le biais de l’exemple et de l’imprégnation durant sa vie à la cour. Il est fait de discours entendus, de conversations auxquelles elle aurait pu assister, voire participer, de cérémonies, d’attitudes face à des événements, d’où elle aurait acquis l’art de la négociation et compris la dynamique de la décision politique, le secret des relations avec le pouvoir et les courtisans, bref, tout ce qu’une personne élevée à la cour de France et éduquée par les meilleurs pédagogues est à même d’avoir acquis 5. 4 Le baron de Ruble, éditeur des Mémoires de Jeanne d’Albret indique certains de ces pam phlets et notamment celui attribué à Antoine Fleury, Responce à un certain escript publié par l’Admiral et ses adhérans […], Paris, Frémy, 1568, in -8°, dans Mémoires et Poésies de Jeanne d’Albret, le baron de Ruble (ed.), Paris, 1893, Slatkine Reprints, Genève, 1970. Toutes les références à ce texte sont tirées de cette édition. 5 Jeanne d’Albret a fait l’objet de nombreuses publications ; ne sont mentionnées ici que celles utiles à notre propos : Nancy Roelker, Jeanne d’Albret, reine de Navarre 1528-1572, trad. de G. de B. Merrill, Paris, Imprimerie nationale, 1979 ; Nancy Roelker, « Les femmes de la noblesse huguenote au xvie siècle », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français 1974, p. 227-250 ; David M. Bryson, Queen Jeanne and the Promised Land. Dynasty, Homeland, Religion and Violence in xvith Century France, Boston, Brill, 1999 ; Claudie Martin-Ulrich, « Catherine de Médicis et Jeanne d’Albret, la reine mère et la reine conteuse », in Isabelle Gogitore et Francis Goyet (eds.), Devenir roi. Essais sur la littérature adressée au prince, Grenoble, Ellug, 2001; Eugénie Pascal, « Jeanne d’Albret, la féminité et le pouvoir », dans Sylvie Steinberg et Jean-Claude Arnould (ed.), Les Femmes et l’écriture de l’histoire, 1400-1800, Mont-Saint-Aignan, PURH, 2008 ; Marian Rothstein, The Queen’s Quaundry: Story telling in Jeanne d’’Albret’s Ample Declaration. https://www.researchgate.net/ publication/311451468_Draft_The_Queen’s_Quandary_Storytelling_in_Jeanne_d’Albret’s_ Ample_Declaration (publié sur le site de l’ autrice comme “draft”) ; Bruno Tolaïni, « Écrit de soi et combat politique. Les Mémoires de Jeanne d’Albret, reine de Navarre », dans Revue Italienne d’études françaises, n°5, 2015, en ligne : https://journals.openedition.org/rief/1023 et Nadine Kuperty-Tsur, « Jeanne d’Albret ou la persuasion par la passion » dans Jeanne d’Albret et sa cour, Evelyne Berriot-Salvadore, Philippe Chareyre et Claudie Martin-Ulrich (eds), Paris, Champion, 2004, p. 259-280. Femmes à l’oeuvre dans la construction des savoirs 149 L’apprentissage de la résilience Jeanne est née le 16 novembre 1528, au palais de Saint-Germain en Laye. À la mort de sa mère, Marguerite de Navarre en 1549, elle devient, à vingt et un ans, la seule héritière du royaume de Navarre et des États souverains du Béarn. Alors qu’elle est élevée à la cour par des gouvernantes et des tuteurs, son premier mariage avec William, duc de Clèves, est imposé à sa famille par son oncle, le roi de France, François Ier, en 1541. Bien qu’elle n’ait que douze ans, Jeanne est cependant signataire de violentes protestations contre ce mariage, avant comme après sa célébration, indiquant qu’en dépit du pied que son mari avait symboliquement posé dans son lit, le mariage n’avait pas été consommé 6. Jeanne parviendra à obtenir son annulation en 1545, aidée par le fait que le duc de Clèves changea de bord pour se rallier à Charles Quint ; la couronne française, ne voyant plus d’intérêt à cette alliance par ail leurs non-consommée, autorisa que son annulation soit demandée au Pape. Ce qu’on retiendra ici, c’est qu’à l’occasion de ce mariage imposé, Jeanne fait l’expérience des possibilités de résistance à la royauté et en apprend les moyens. Même si c’est grâce au revirement politique de son mari qu’elle obtient l’annulation tant souhaitée de ce mariage, le savoir qu’elle acquiert à cette étape précoce de son existence me semble déterminant ; elle apprend que la ténacité est payante, Jeanne aiguise ainsi son goût pour le combat et son courage face à l’opposition. Après l’annulation de son mariage, Jeanne demeure sous la tutelle de François Ier, jusqu’à la célébration de son second mariage, en 1548, avec Antoine de Bourbon (1518-1562), duc de Vendôme, prince de sang et reconnu comme le plus proche de la couronne après les fils du roi. Dotée d’une vive intelligence, Jeanne vit à la cour jusqu’à l’âge de vingt ans, s’impré gnant de son atmosphère, intégrant par l’observation toutes sortes de savoirs et de comportements politiques et sociaux. Les panégyriques et dédicaces qu’adressent à Jeanne les meilleures plumes du royaume montrent qu’elle est célébrée à l’unanimité, et l’on veut croire qu’au-delà des conventions d’usage, ces témoignages expriment un aspect authentique de la personnalité de Jeanne qui, d’une certaine façon, s’inscrit à la suite de sa mère comme mécène et protectrice des arts et des lettres, avant de prendre un engagement religieux plus ferme que celui de Marguerite. 6 Voir l’historien de Jeanne d’Albret, Nicolas de Bordenave, Histoire de Béarn et de Navarre, 1515-1572, Paul Raymond (ed.), Paris, J. Renouard, 1873 (d’après les manuscrits de 1591) et Alphonse de Ruble qui publie ses protestations dans, Le Mariage de Jeanne d’Albret, Paris, A. Labitte, 1877. Nadine Kuperty-Tsur 150 L’image de Jeanne dans les ouvrages dédicacés ou « cherchez la mère » Dès son plus jeune âge, les nombreux poètes de la cour des Valois présentent à Jeanne la glorieuse et vertueuse image de sa mère Marguerite, à la fois protectrice des arts et des lettres et elle-même écrivaine. Le premier modèle de Jeanne est ce modèle maternel d’exception, célébré de tous. À l’instar de Joachim du Bellay qui qualifie Jeanne de « docte et gentille princesse » 7, les dédicaces des poètes ne tarissent pas d’éloges à son égard. Au-delà des règles du genre, cette célébration unanime de son savoir laisse à penser qu’elle pos sédait une culture supérieure à celle des femmes de son temps. Son intérêt pour les lettres se manifeste par le rôle de mécène et la protection qu’elle accorde aux poètes et savants de son entourage 8. À l’instar de sa mère, elle aimait écrire, hormis le Mémoire justificatif dont il sera essentiellement ques tion ici, Jeanne laisse aussi de nombreuses lettres et quelques poésies. Le milieu lettré autour uploads/Politique/ kuperty-tsur-femmes-a-l-oeuvre.pdf
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- Publié le Jui 30, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
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