LE PROCESSUS « ECLAIR » DES ELECTIONS PRESIDENTIELLES & LEGISLATIVES DE JUIN 20

LE PROCESSUS « ECLAIR » DES ELECTIONS PRESIDENTIELLES & LEGISLATIVES DE JUIN 2018 : UN TOURNANT POUR L’ETAT DE DROIT EN TURQUIE Selim DEGIRMENCI Doctorant – Université Paris Nanterre (CREDOF) Le 18 avril 2018, l’exécutif turc – c’est-à-dire Recep Tayyip ERDOGAN – prenait la décision d’anticiper les élections législatives et présidentielles – initialement prévues le 3 novembre 2019 – en révélant la date du 24 juin 2018. La compétence de décision en la matière incombant en réalité à la Grande Assemblée Nationale de Turquie (TBMM)1, celle-ci entérina la directive du chef de la « majorité présidentielle » par le vote d’une résolution le 20 avril 2018. Nombreux sont ceux qui ont évoqué des « élections éclair » pour désigner le processus alors enclenché, tant la volonté du gouvernement de l’AKP (Parti de la Justice et du Développement) semble avoir été de prendre par surprise les groupes politiques d’opposition, et ce, sur fond de conjoncture économique dégradée et de contexte géopolitique caractérisé par une tension ininterrompue. Ces élections ne sont pas anodines à plusieurs égards puisqu’elles verront entrer en vigueur l’intégralité2 des modifications adoptées lors du référendum constitutionnel du 16 avril 2017, qui se traduiront par une rupture nette avec une tradition parlementaire séculaire 3 au profit d’une concentration du pouvoir dans les mains de l’exécutif présidentiel, ainsi que par une prise d’acte de la déperdition du principe de primauté du droit. Ainsi les élections présidentielles et législatives interviennent dans un contexte très loin d’être optimal du point de vue de l’objectif d’élections libres et compétitives (1). Les contraintes inhérentes à l’actuelle période pré-électorale n’ont néanmoins pas empêché une reconfiguration inédite du paysage politique permettant aux partis d’opposition de s’unir autour d’une stratégie visant le retour à une démocratie « à peu près normale » (2). En cela, les scrutins qui s’annoncent constituent indéniablement un tournant pour le devenir de l’Etat de droit en Turquie (3). 1 Le sigle – en turc – des institutions ou partis politiques est mis entre parenthèses. 2 Les amendements relatifs à la possibilité pour le président de la République de pouvoir présider un parti politique pendant l’exercice même de son mandat présidentiel ainsi que les nouvelles modalités de désignation du Conseil de la magistrature (équivalent du CSM français) sont entrées en vigueur dès l’approbation du référendum. 3 Tradition qui a certes connu des coups d’Etat militaires, mais tradition parlementaire tout de même. 168 Le processus « éclair » des élections législatives et présidentielles de juin 2018 I. UN CONTEXTE NATIONAL DES PLUS CONTRAINTS Le contexte national dans lequel vont se tenir ces élections est problématique à plus d’un titre : - d’une part l’« état d’exception » (en turc : Ohal) déclaré, le 20 juillet 2016, à la suite du coup d’Etat avorté est toujours4 en vigueur ainsi que son lot de décrets-lois5 qui ont sensiblement façonné l’ordonnancement juridique turc depuis près de deux ans. Ces décrets-lois ont constitué le support de nombreuses mesures à caractère tant général qu’individuel à l’instar de révocations de fonctionnaires, de fermetures d’association, de médias, d’établissements scolaires ou de santé. Et c’est sur le fondement du décret-loi n° 786 du 7 février 2017 que le professeur KABOGLU – et d’autres universitaires – ont été révoqués de leur poste d’enseignant-chercheur. Ces décrets-lois sont d’autant plus problématiques que la Cour constitutionnelle turque se refuse6 à exercer le moindre contrôle de constitutionnalité à leur égard – contrairement à une jurisprudence qu’elle avait construite dès le début des années 1990, de sorte que ces textes sont épargnés de toute justiciabilité. - D’autre part, l’égal accès des idées et opinions politiques à la presse écrite et à la radio- télévision7 est des plus limités. Face à un tel constat, une délégation préélectorale de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a appelé les autorités compétentes turques à « garantir un accès égal des médias aux différentes forces politiques et aux candidats et une couverture impartiale de la campagne », ce qui constitue « une condition préalable et fondamentale pour permettre à l’électorat de faire un choix éclairé 8 ». A cet égard, la délégation de l’institution strasbourgeoise rappelle fort opportunément qu’un décret-loi 9 remontant au mois de février 2017 a abrogé la possibilité pour le Conseil électoral suprême (YSK) de soumettre les radiodiffuseurs privés à des sanctions s’ils ne sont pas impartiaux et politiquement neutres pendant la période électorale. - Enfin et outre la seule question de l’accès aux médias, l’appareil d’Etat tout entier semble être à la disposition d’un unique candidat et d’une unique formation politique ainsi que la campagne référendaire de 2017 avait déjà pu le montrer. 4 Il a même fait l’objet d’une 7ème prorogation – pour une durée de trois mois – le jour même de l’annonce des élections anticipées par le président ERDOGAN. 5 La possibilité pour le gouvernement d’édicter des décrets-lois constitue la différence notable entre les régimes de l’état d’urgence français et le régime de l’état d’exception turc. 6 Voir par exemple : Cour constitutionnelle turque, 4 novembre 2016, n° 2016/159. 7 Le 1er juin 2018, le Parti Républicain du Peuple (CHP) a ainsi formellement contesté la répartition du temps d’antenne sur la chaîne du service public de la télévision nationale (chaîne TRT) sur la base des statistiques relevées par les membres siégeant au Conseil supérieur de l’audiovisuel turc au nom du CHP : il a ainsi relevé que le président ERDOGAN et la formation politique le soutenant ont bénéficié d’un temps d’antenne plus de 10 fois supérieur – sur la période allant du 14 au 30 mai 2018 – au temps accordé à la principale formation d’opposition et à son candidat pour la présidentielle. 8 Communiqué « Elections en Turquie : déclaration de la délégation pré-électorale » publié le 31 mai 2018 sur le site du Conseil de l’Europe. 9 Un décret-loi pris en vertu de la déclaration d’« état d’exception » (Ohal), et non un décret-loi « ordinaire ». Selim DEGIRMENCI 169 Si de tels facteurs ne sont pas de nature à permettre la tenue d’élections compétitives et loyales, les modifications apportées à la loi électorale le 16 mars 2018, soit un peu plus d’un mois avant l’annonce des élections anticipées10, n’ont pas été plus rassurantes. Tout d’abord du point de vue des délais de cette réforme et ainsi que le réaffirme la déclaration précitée de la délégation pré-électorale du Conseil de l’Europe, « le fait d’avoir une si courte période entre l’introduction de modifications de la législation électorale et la tenue d’élections n’est pas conforme aux recommandations de la Commission de Venise et n’est pas une pratique habituelle lors des élections en Turquie ». Quant au contenu même de la réforme, elle comprend des dispositions de nature à fragiliser les garanties en termes de sécurité, de transparence et de sincérité des opérations de votes : - la possibilité pour la commission électorale locale ou le préfet de fusionner plusieurs circonscriptions électorales ou de transporter des urnes d’une circonscription à l’autre ; - la prise en compte de bulletins de vote non estampillés par les autorités électorales locales11 ; - la possibilité pour les forces de sécurité d’intervenir dans les bureaux de vote à l’invitation des électeurs ; - le fait de mettre dans une seule et même enveloppe, les bulletins de vote du scrutin présidentiel et du scrutin législatif… Le 31 mai dernier, la Cour constitutionnelle turque a rejeté un recours du Parti Républicain du Peuple (CHP) demandant l’annulation notamment des dispositions précitées de la réforme de la loi électorale. Cette réforme de la loi électorale a néanmoins permis une avancée majeure en autorisant le regroupement de partis politiques au sein d’une alliance en vue des élections législatives. Une telle modification permet ainsi à des formations politiques de passer outre le seuil de 10% conditionnant la possibilité pour un député de siéger au Parlement, à l’obtention par son parti politique de plus de 10 % des suffrages exprimés à l’échelle nationale. Si cette modification visait à satisfaire le MHP (Parti d’Action Nationaliste), désireux de s’allier à l’AKP, force est de constater que le MHP n’a pas été le seul bénéficiaire de ces dispositions. II. UNE RECONFIGURATION INEDITE DU PAYSAGE POLITIQUE Les contraintes précédemment décrites n’ont en effet pas constitué un frein pour les diverses forces d’opposition. C’est ainsi que plusieurs partis politiques (le Parti Républicain du Peuple – CHP, le Parti Démocrate – DP, le Bon Parti – IP, et le Parti de la Félicité – SP) ont formé une « alliance électorale » – intitulée « Alliance de la Nation » (en turc : Millet İttifakı) – en vue des législatives sur la base de principes 10 Une telle loi annonçait sans doute déjà l’anticipation des élections à venir. 11 Pratique contraire à l’état antérieur du droit et qui avait fait l’objet d’une validation le jour même de la tenue du référendum constitutionnel du 16 avril 2017 par le Conseil électoral suprême, qui, depuis cette décision controversée, a vu sa légitimité être remise en cause – ce d’autant plus que les résultats du scrutin référendaire uploads/Politique/ le-processus-eclair-des-elections-presidentielles-amp-legislatives-de-juin-2018-un-tournant-pour-l-x27-etat-de-droit-en-turquie.pdf

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