LES ELECTIONS EN AFRIQUE : ENTRE REJET ET INSTITUTIONNALISATION Patrick QUANTIN
LES ELECTIONS EN AFRIQUE : ENTRE REJET ET INSTITUTIONNALISATION Patrick QUANTIN Centre d’Etude d’Afrique Noire / I.E.P. de Bordeaux La différence entre les scrutins africains, organisés dans des sociétés en développement aux systèmes politiques instables, et ceux des démocraties occidentales peut paraître relever de l’évidence. Pourtant, cette distinction appelle un retour sur les conditions scientifiques qui ont présidé à la coupure entre systèmes politiques occidentaux et africains1. En effet, si elle a souvent rendu compte des événements électoraux, la recherche africaniste sur le politique ne s’est pas intéressée à l’élaboration d’une problématique générale visant à expliquer ce que voter veut dire ou encore ce qu’est une consultation électorale dans les sociétés africaines contemporaines2. Les ouvertures ‘’démocratiques’’ et les expériences électorales occupent une place honorable dans les annales africaines3. La régulation de la circulation des élites et la dévolution du pouvoir par les urnes y demeurent par contre des procédés aléatoires4. Les exemples probants d’alternance au sommet à la suite d’une élection libre et honnête demeurent rares et leur destin s’avère fragile. Après la vague d’essais démocratiques du début des années 1990, le déblocage des situations tendues au sommet des Etats continue dans de nombreux cas de s’effectuer sur le mode de la violence5. Dans ces conditions, le rôle des élections dans les systèmes politiques africains peut sembler mineur à la différence de celui qu’il joue en Occident. 1 Une analyse des conditions de production de cette division du savoir a été développée dans un autre article (Quantin, 1998). 2 Des travaux significatifs ont été produits sur ce thème (CEAN-CERI, 1978 ; Hayward, 1987 ; Chazan, 1979) opérant parallèlement à des recherches comparatives plus larges (Hermet, 1978). Cependant, le passage au multipartisme de nombreux régimes au début des années 1990 n’a pas été accompagné d’un développement conséquent de la réflexion et des recherches empiriques dans le domaine du vote et de la place des élections dans les systèmes politiques. Pour un bilan récent, voir (Cowen, 1997) 3 Le compte rendu des élections africaines comme événement est un genre très répandu ; y compris dans des revues pour lesquelles ce thème est en principe aussi déconsidéré que put l’être l’histoire des batailles pour l’Ecole des Annales. Par contre les revues généralistes d’analyse électorale telle que Electoral Studies se sont longtemps désintéressées des élections non (ou peu) compétitives et n’y ont consacré que des articles courts et le plus souvent superficiels après 1990. 4 Un bilan détaillé de la littérature sur ces transitions se trouve dans (Buijtenhuijs, 1995). Pour les analyses publiées ultérieurement : Bratton, 1997, Quantin, 2000. 2 Il convient néanmoins d’attirer l’attention sur la faiblesse des présupposés qui fondent cette séparation entre élections ‘’occidentales’’ et élections africaines. Des critères de compétitivité définissent une discrimination non négligeable en ce qui concerne les grandes tendances, mais tous les systèmes européens ne sont pas concurrentiels (ou pour le moins ne l’ont pas toujours été)6 tandis que l’Afrique a quelques expériences d’élections libres à son actif7. L’essentiel n’est pas dans cette coupure. Comme ailleurs dans le monde, pour comprendre les électeurs africains (et l’acte de vote), il faut comprendre les élections (comme cadre variable de l’action) ; et pour comprendre les élections compétitives, il faut auparavant s’interroger et expliquer les mécanismes des élections classées non-compétitives qui sont des situations dans lesquelles la lutte pour le pouvoir se joue ailleurs que dans les urnes. Sans qu’on doive exclure définitivement la possibilité de scénarios de rupture dans lesquels un régime démocratique multipartite surgirait du néant, les thèses inspirées de l’insititutionnalisme historique (Steinmo, 1992) sont mieux adaptées à l’explication des situations africaines. Les strates successives d’expériences de participation et de compétition politiques, depuis les pratiques ‘’précoloniales’’ jusqu’aux situations actuelles en passant par les expérience de démocratie ‘’coloniale’’ et de partis uniques plus ou moins ouverts à l’expression populaire, ont tracé une voie qui délimite les trajectoires potentielles de la démocratie électorale8. Contrairement à l’idée d’une importation de la démocratie et de ses procédures, hypothèse qui ne voit qu’un mimétisme maladroit dans les élections africaines, la dimension historique a ici son importance. Dès lors, le problème de comparaison qui est posé intéresse non seulement les sociétés au sud du Sahara mais aussi la problématique générale de la démocratie. LE VOTE EN AFRIQUE A AUSSI UNE HISTOIRE. 5 Les coups d’Etat ont été le mode de dévolution le plus courant entre 1963 et 1989 en Afrique. Par la suite, ils ont diminué mais n’ont pas disparu : Burundi (1993), Niger (1996), Congo-B (1997), Côte d’Ivoire (1999), etc. 6 Avant la chute des régimes communistes d’Europe centrale et orientale, l’Europe du Sud avait fourni durant les années 1970 trois exemples de “ redémocratisation ” : Portugal, Espagne et Grèce. Le passage à la démocratie, n’est donc pas un thème spécifiquement africain (O’Donnel, 1986, ) 7 Sur la période “ nationaliste ”, une bonne synthèse est disponible pour l’Afrique de l’Ouest (Schachter- Morgenthau, 1964). Ailleurs, et pour les expériences opérées après les indépendances, il n’existe guère que des monographies. 8 Par “ démocratie électorale ” on entend ici un régime politique dans lequel la dévolution du pouvoir dans l’Etat est soumise au vote dans des conditions de concurrence et de participation ne subissant que des réserves mineures. Il s’agit d’une définition minimum qui ne prend pas en compte le “ qualité ” de la démocratie, c’est à dire l’enracinement de la compétition et de la participation dans la société. A la limite, peuvent être qualifiés de démocratie “ électorale ” des régimes qui offrent de mauvaises performances en terme de qualité de la démocratie, en particulier en portant atteintes aux droits politiques, mais qui parviennent à gérer les conflits liés à la lutte pour le pouvoir par le moyen des élections. Voir la notion d’“ illiberal democracys ” proposées par (Zakaria, 1997, Van de Walle, 2000) 3 L’idée de légitimité populaire, voire démocratique, n’est pas étrangère à certains systèmes politiques africains anciens. Avant l’importation des procédures occidentales de participation, et plus particulièrement du vote, il n’était pas exceptionnel de rencontrer des formules de contrôle du pouvoir ou de prise de décision collective. Des collèges électoraux pouvaient procéder à la nomination d’un chef ou d’un roi. Ces collèges étaient souvent, mais pas toujours, restreints à une fraction de la société, les anciens par exemple. Au Ghana, les Akan considéraient que le pouvoir d’un dirigeant découlait du peuple et était seulement délégué par celui-ci (Gluckman, 1966). L’existence de telles pratiques contredit la thèse d’une incompatibilité totale entre les cultures africaines d’une part et des pratiques de participation et de compétition qui se retrouvent, d’autre part, dans le modèle singulier de la démocratie électorale. Dans le large éventail du corpus fourni par l’ethnologie, la variété des situations a permis de puiser des arguments de réinvention des traditions9. Certaines visions simplifiées et idéologiques, chez les tenants de la ‘’démocratie à l’africaine’’, par exemple, ont fait de la démocratie une propriété consubstantielle des sociétés africaines. D’autres, à l’opposé et non moins réductrices, ont préféré insister sur le poids des imaginaires religieux et des structures lignagières pour nier la possibilité de l’agrégation de choix individuels dans la formation des décisions collectives10. Variant selon les milieux et les époques, instrumentalisées au gré des enjeux du moment, ces théories sont trop schématiques pour rendre compte de la complexité des processus. Le vote en Afrique a une histoire. Restituer celle-ci, même sommairement, rend compte d’une richesse qui éloigne des lieux communs. Les sociétés sans Etat de l’Afrique précoloniale, dépourvues d’un système politique différencié, telles que celles des Pygmées, des Lobi ou des Nuer, sont souvent perçues comme égalitaires et par là ‘’démocratiques’’. Par opposition, les grands Etats monarchiques, disposant de souverains autoritaires et de fonctionnaires comme dans l’ancien Bénin ou chez les Zoulou au temps de Chaka, ont figuré l’aboutissement du développement de formes sociales complexes. Cette dichotomie donne l’impression que l’Afrique aurait dérivé depuis une démocratie ‘’primitive’’ vers des formes despotiques qui seraient la marque de son historicité, empêchant l’installation de formes modernes de démocratie. Or l’observation plus fine montre que ce schéma est erroné. Des pratiques de participation existent indépendamment 9 Selon des mécanismes décrits, entre autres, par (Hobsbawm, 1983) 10 Sur les pratiques démocratiques précoloniales (Oyugi, 1988, Ayittey, 1990) 4 de ce clivage. La participation peut exister dans des systèmes par ailleurs très autoritaires. Quant aux sociétés sans Etat, elles sont empruntes d’une forte normativité et d’une négation de l’individu qui l’éloignent au moins autant d’une démocratie, même ‘’primitive’’. Le choix des chefs, incluant des procédures de discussion et de consultation, est présent dans de nombreux systèmes politiques précoloniaux, associé le plus souvent avec des logiques claniques et des considérations religieuses. Le degré d’ouverture du droit de participer est variable. Il touche parfois l’ensemble des adultes, mais il est souvent limité à certains clans ou à certaines classes d’âge (Eboussi-Boulaga, 1993). On a aussi souvent insister sur le caractère consensuel de ces consultations collectives pour les distinguer des mécanismes majoritaires liés à la démocratie occidentale. Cette discussion trouve son origine dans la confusion entre des pratiques ressemblantes mais uploads/Politique/ les-elections-en-afrique-entre-rejet-et-institutionnalisation 1 .pdf
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- Publié le Jul 20, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
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