Jocelyne Dakhlia Les Miroirs des princes islamiques : une modernité sourde ? In

Jocelyne Dakhlia Les Miroirs des princes islamiques : une modernité sourde ? In: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 57e année, N. 5, 2002. pp. 1191-1206. Citer ce document / Cite this document : Dakhlia Jocelyne. Les Miroirs des princes islamiques : une modernité sourde ?. In: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 57e année, N. 5, 2002. pp. 1191-1206. doi : 10.3406/ahess.2002.280102 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_2002_num_57_5_280102 Résumé Les Miroirs des princes ont connu, dans les sociétés islamiques, une diffusion sans commune mesure avec celle qui caractérise le monde occidental, et une pérennité tout aussi remarquable dans leur production et leur compilation, du VIIIe jusqu'au début du XXe siècle. Ils constituent à la fois un genre autonome et une production diffuse, invasive jusque dans le conte et la littérature orale, se référant instamment à une sagesse anonyme et universelle, intemporelle. C'est pourquoi, par delà la tradition du conseil aux princes, ils sont continûment perçus comme un lieu propre du politique, éventuellement distinct du religieux et antérieur même à l'islam. Un fort accent y est mis sur l'équité et la justice, dans le refus explicite de marquer toute spécificité islamique, constamment relativisée. La recherche sur cette littérature a généralement privilégié une approche centrée sur la typologie du genre et ses différentes évolutions, mais au détriment de l'étude de son sens global dans l'ensemble de la littérature politique, comme trésor commun de sagesse, comme fond argumentaire dialogique propre aux dirigeants comme aux sujets. En dépit d'oscillations dans le dynamisme de cette production, on constate sa permanence jusqu'au début du XXe siècle, avec même une possible reviviscence, puis un effondrement, non seulement de cette littérature mais de l'ensemble de la culture sultanienne dont elle est le support, qui est une culture séculière du politique, et qui bascule soudainement dans l'oubli, frappée de désuétude. Après avoir envisagé quelques interprétations à ce brusque déclin, on ne peut que suggérer une possible modernité de cette littérature et souhaiter que soit mise en œuvre sa relecture politique aujourd'hui. Abstract Islamic Mirrors for Princes: a Veiled Modernity ? In Islamic societies, Mirrors for Princes have enjoyed a diffusion greatly exceeding their diffusion in Western societies, and a perenniality in their production and compilation, from the eighth through the beginning of the twentieth century, that is remarkable. They constitute both an autonomous genre and a diffuse production (including tales and oral literature) that insistently refers to an anonymous, universal, and atemporal wisdom. This is why, apart from the tradition of counselling princes, these texts are consistently regarded as proper sites of the political, potentially distinct from the religious domain and, to some degree, independent of and anterior to Islam. The stress is put on equity and justice in an explicit refusal to defer to an Islamic specificity, the fact of which is consistently minimized. Research focusing on this literature has generally privileged an approach centred around the typology of the genre and its various evolutions but this has been detrimental to the study of its global meaning in the context of political literature more generally conceived as a common repository of wisdom and a dia logica I stock of arguments for rulers and subjects alike. Despite oscillations in the dynamism of this production, it persisted through the early twentieth century — and was perhaps even revived — before the collapse, not just of this literature, but of the entire Sultanate culture it supported, a secular culture of the political that suddenly fell into oblivion, tainted with desuetude. After considering several interpretations of this decline, one can only indicate the genre' s possible modernity and call for a new political reading of it today. Les Miroirs des princes islamiques: une modernité sourde? Jo cely ne Dakhlia Une citation de René Khawam peut paraître une manière incongrue d'introduire un article sur ce genre aujourd'hui savant que constituent les Miroirs des princes en Islam. Cet érudit syrien s'est en effet voué à une entreprise extensive de traduc tion des textes arabes classiques, principalement médiévaux, dans le souci certes louable de les rendre accessibles au public français, et aux non initiés, mais avec des résultats auxquels les spécialistes de cette littérature portent peu d'estime1. Néanmoins, c'est la démarche d'ouverture et de « réhabilitation » propre à son entreprise qui confère toute son importance à une simple phrase, la première de la quatrième de couverture du Livre des ruses, ouvrage de tactique ou de sagesse politiques de la fin du XIIIe siècle, traduit et présenté par R. Khawam2. Dans son souci de vulgarisation, le traducteur écrit en effet : « Ce livre atteste l'habileté politique des dirigeants arabes un siècle avant Machiavel. » On peut ne pas s'attarder sur la pertinence d'une telle assimilation de l'œuvre de Machiavel à ces traités de conseils aux princes ; la question à elle seule a justifié et justifierait encore de nombreuses études3. Il n'est pas plus utile de s'appesantir Une première version de ce texte a été présentée à la journée d'études sur « Les Miroirs des princes en Islam et dans l'Occident chrétien », organisée par Houari Touati (Paris, EHESS, 21 mai 1999). 1 - René Khawam se présente lui-même comme « traducteur inspiré des grands textes arabes » (jaquette de l'ouvrage cité infra). 2 - Le livre des ruses. La stratégie politique des Arabes, trad. René Khawam, Paris, Phébus, 1976. 3-Voir notamment l'ouvrage récent de Michel Senellart, Les arts de gouverner. Du regimen médiéval au concept de gouvernement, Paris, Le Seuil, 1995; John Greville 11 У 1 Annales HSS, septembre-octobre 2002, n°5, pp. 1191-1206. JOCELYNE DAKHLIA sur l'accent passablement nationaliste d'une telle formulation, sinon pour éclairer l'usage et la valeur emblématiques du nom de Machiavel, dans un cadre historique placé sous le signe de l'injonction. Il s'agit en effet de se situer, ou de situer les Arabes, de manière générale et globale, par rapport à Machiavel, c'est-à-dire par rapport à ce fameux et hypothétique « moment Machiavel », ce moment ou ce pseudo moment fondateur du politique, processus d'autonomisation croissante du politique à l'égard du religieux. D'autres intellectuels arabes avant Khawam, et plus éminents, tel Abdallah Laroui, se sont également souciés de situer ainsi les Arabes, voire l'Islam, par rapport à Machiavel et à ce moment, ou cette série de moments à partir desquels le politique se serait progressivement séparé du rel igieux en Occident4. Or, le lieu par excellence où l'on s'accorde à identifier en Islam un rapport séculier au politique, une conception d'emblée non religieuse du politique, ou tout au moins détachée de la Révélation, ce lieu est la littérature de conseils aux princes, le genre du Miroir. Les arts de gouverner sont par ailleurs très précoces en Islam, puisque les premiers ouvrages de parénétique royale datent du VIIIe siècle5. Dans une perspective culturelle nationaliste, voire simplement « nationale », on peut donc, à bon droit, tenter de mettre en évidence, comme le fait R. Khawam, une forme d'antériorité6. Et cependant, la thèse qui domine parmi les spécialistes du monde arabe est celle d'un échec, échec à accéder à l'autonomie du politique et du religieux. Comment comprendre alors, que, d'une part, la littérature de ces conseils aux princes soit ainsi perçue de manière aussi exclusive comme le lieu d'une formulation séculière du politique, et que, d'autre part, elle soit aussi mass ivement décrite aujourd'hui sous le signe de la faillite et de l'impuissance ? Statuts historiographiques du « miroir» André Miquel, dans l'une de ses présentations synthétiques des grandes œuvres de la littérature médiévale de langue arabe, souligne l'immense succès de Kalila et Dimna, mais aussi du Livre de la Couronne et de « toute une littérature persane ou indo-persane qui a eu en son temps un immense succès7 ». Il se réfère ainsi à l'ensemble d'une littérature politique fondée sur une exigence de justice du Agard Pocok, Le moment machiavélien. La pensée politique florentine et la tradition républi caine atlantique, Paris, PUF, [1975] 1997. 4 - Cf. Abdallah Laroui, « Ibn Khaldun et Machiavel », in Id., Islam et modernité, Paris, La Découverte, 1987, pp. 97-125. 5 -On peut commodément dater l'éclosion du genre en Islam de l'œuvre d'Ibn al Muqaffa, auteur et traducteur, mort assassiné en 757. 6 - Cette démarche est explicitement développée par R. Khawam qui écrit notamment : « N'oublions pas qu'au Moyen Age, c'est auprès des politiciens arabes qu'un Frédéric II d'Allemagne allait s'instruire dans l'art de gouverner», in Le livre des ruses..., op. cit., pp. 10-11. 7 - Cf. André Miquel, L'Orient d'une vie, Paris, Payot, 1990, p. 147 sq. Voir la présenta- * ' " * tion par André Miquel du Livre de Kalila wa Dimna, Paris, Klincksieck, 1957 ; l'ouvrage MIROIRS D'ISLAM monarque8. Or, A. Miquel s'étonne de ce succès, dans la mesure où, écrit-il, « la loi islamique n'ignorait pas non plus l'idée de justice». «De cette éthique, au demeurant un peu simpliste, écrit-il encore, il n'y avait aucun besoin puisque l'Islam imposait depuis plus d'un siècle une loi à laquelle l'idée de justice n'était nullement étrangère9. » La cause est donc entendue et A. Miquel développe le commentaire suivant uploads/Politique/ les-miroirs-des-princes-islamiques-une-modernite-sourde.pdf

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