Liberté antique et moderne » de Benjamin Constant à Max Weber Les critiques ant

Liberté antique et moderne » de Benjamin Constant à Max Weber Les critiques antiques de la démocratie attique lui reprochaient son excès de liberté. Mais un débat commence au XVIIIe siècle, comme nous l’avons déjà évoqué : on critique désormais l’Antiquité pour son incapacité à garantir la liberté individuelle. Les textes que nous évoquerons dans ce chapitre ont été rédigés au cours d’une période d’environ un siècle, dans des contextes différents, et leur argumentation s’appuie sur des intentions divergentes. Ils partagent toutefois une perspective spécifiquement liée à l’histoire universelle ou à la philosophie de l’histoire. De plus, comme ils se réfèrent les uns aux autres de manière tantôt explicite, tantôt implicite, il est légitime de les considérer comme un courant spécifique de l’interprétation de l’Antiquité entre le début du XIXe siècle et le début du XXe. CONSTANT ET LES LIBERTÉS On retrouve les lieux communs de la critique de l’Antiquité du XVIIIe siècle, comme ceux de l’identification pratiquée après coup entre jacobinisme et enthousiasme pour l’Antiquité, dans les textes de Benjamin Constant, notamment dans De l’esprit de conquête et de l’usurpation (1814 ; essentiellement dirigé contre Napoléon) et De la liberté des anciens comparée à celle des modernes (1819 ; conférence tenue dans le cadre d’une série de manifestations consacrées à la Constitution anglaise). Dans ce dernier texte, Constant reprend aussi des idées que son amie Germaine de Staël avait développées avec lui en 1798-1799 : « La liberté des temps actuels, c’est tout ce qui garantit l’indépendance des citoyens contre le pouvoir du gouvernement. La liberté des temps anciens, c’est tout ce qui assurait aux citoyens la plus grande part dans l’exercice du pouvoir1. » Constant, qui a fait ses études en 1783-1785 à Édimbourg, réitère d’une part l’ancienne critique, qui remonte aux théoriciens écossais, de la focalisation exclusive des sociétés antiques sur la guerre plutôt que sur l’activité pacifique, ce qui suffit à empêcher de les prendre comme modèles pour sa propre époque – Napoléon s’en approchant dangereusement avec sa politique expansionniste. Ensuite, Constant reprend la polémique post-révolutionnaire contre les Jacobins. Ceux-ci auraient revivifié l’image idéalisée – inspirée par « le Spartiate » Mably2 et par Rousseau – du « monastère » spartiate comme modèle d’un nouvel ordre social à imposer par la force3. Ces menées sont fondées, selon le jugement de Constant, sur une méconnaissance de la différence fondamentale entre liberté antique et liberté moderne. Il se réfère certes à Condorcet en tant qu’inspirateur de cette idée4, mais prétend résumer cette différence pour la première fois et en toute clarté. Dans cette mesure, l’illusion dans laquelle les révolutionnaires restent emprisonnés paraît en partie excusable : ils ont en quelque sorte été les victimes de leur éducation qui leur a enseigné le génie particulier de l’Antiquité et transmis, par le biais de Mably et Rousseau, un mode de pensée permettant d’appliquer au temps présent des concepts relevant de l’Antiquité. À l’époque de Constant, la liberté signifie, pour les citoyens, la possibilité de jouir de la protection apportée par les lois contre les mesures arbitraires de l’État – comme les arrestations ou les exécutions illégales –, d’exprimer ouvertement son opinion, d’exercer l’activité professionnelle de son choix, de disposer librement de ses biens sans devoir en rendre compte à des tiers et de pouvoir se regrouper avec d’autres dans des associations afin de poursuivre des objectifs professionnels, religieux ou sociaux. La participation limitée des citoyens à la politique sert à contrôler le pouvoir de l’État pour qu’il garantisse ces libertés. « Enfin, c’est le droit, pour chacun, d’influer sur l’administration du Gouvernement, soit par la nomination de tous ou de certains fonctionnaires, soit par des représentations, des pétitions, des demandes, que l’autorité est plus ou moins obligée de prendre en considération5. » La représentation, qui correspond aux principes d’une société fondée sur la division du travail, est la grande conquête de la modernité. Le système représentatif est le seul cadre garantissant la protection des droits individuels. Cela dit, lorsque Constant veut exclure les travailleurs salariés des droits politiques parce qu’il faut les considérer comme des étrangers, il se rattache (mais en la déformant) à la distinction entre citoyens et métèques ; et il se réclame d’Aristote pour refuser le paiement d’indemnités journalières6. Le lien entre protection des droits individuels et participation politique se présentait tout autrement dans l’Antiquité : pour les Anciens, la liberté « consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté tout entière, à délibérer, sur la place publique, de la guerre et de la paix, à conclure avec les étrangers des traités d’alliance, à voter les lois, à prononcer les jugements, à examiner les comptes, les actes, la gestion des magistrats, à les faire comparaître devant tout le peuple, à les mettre en accusation, à les condamner ou à les absoudre ; mais en même temps que c’était là ce que les anciens nommaient liberté, ils admettaient comme compatible avec cette liberté collective l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble. […] Toutes les actions privées sont soumises à une surveillance sévère. Rien n’est accordé à l’indépendance individuelle, ni sous le rapport des opinions, ni sous celui de l’industrie, ni surtout sous le rapport de la religion7 ». À travers les contrôles qu’exercent les éphores à Sparte et les censeurs à Rome, « l’autorité pénètre encore dans les relations les plus domestiques8 ». En résumé, « chez les anciens, l’individu, souverain presque habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous les rapports privés. […] Chez les modernes, au contraire, l’individu, indépendant dans sa vie privée, n’est même dans les États les plus libres, souverain qu’en apparence9 ». Et plus loin : « Le but des anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d’une même patrie : c’était là ce qu’ils nommaient liberté. Le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances10. » Les citoyens doivent avoir les idées claires lorsqu’ils choisissent ce qu’ils gagnent ou ce qu’ils perdent : « Les anciens trouvaient plus de jouissance dans leur existence publique, et ils en trouvaient moins dans leur existence privée ; en conséquence, lorsqu’ils sacrifiaient la liberté individuelle à la liberté politique, ils sacrifiaient moins pour obtenir plus. Presque toutes les jouissances des modernes sont dans leur existence privée. L’immense majorité, toujours exclue du pouvoir, n’attache nécessairement qu’un intérêt très passager à son existence publique. En imitant les anciens, les modernes sacrifieraient donc plus, pour obtenir moins11. » Dans l’esprit des théories plus anciennes, on explique ces différences par la petite taille des États antiques, les obstacles au commerce et l’existence de l’esclavage qui auraient conditionné cette focalisation, inconcevable dans les conditions modernes, sur la guerre et la politique. « Sans la population esclave d’Athènes, 20 000 Athéniens n’auraient pas pu délibérer chaque jour sur la place publique12 », écrit Constant en exagérant fortement. Il souligne aussi le fait qu’Athènes a été la grande exception dans l’Antiquité, dans la mesure où les activités commerciales y jouaient un bien plus grand rôle que n’importe où ailleurs. Pour que ce soit possible, il fallait qu’Athènes accorde à ses citoyens une bien plus grande dose de liberté individuelle qu’à Sparte ou à Rome. Ici, « l’asservissement de l’existence individuelle au corps collectif n’est pas aussi complet que je viens de le décrire » (sous-entendu : pour l’Antiquité dans son ensemble). Athènes est par conséquent, « de tous les États anciens, […] celui qui a ressemblé le plus aux modernes13 ». Mais dans l’ensemble, Athènes était conforme au modèle antique, dans la mesure où « l’individu était encore bien plus asservi à la suprématie du corps social à Athènes, qu’il ne l’est de nos jours dans aucun État libre de l’Europe14 ». Constant considère comme symptomatique de cette réalité – outre le procès des Arginuses et celui de Socrate15 – l’institution de l’ostracisme, « arbitraire légal » reposant sur le principe selon lequel « la société a toute autorité sur ses membres16 ». Les propos de Constant ne révèlent pas de connaissances sur l’Antiquité allant au-delà des apprentissages scolaires ; il lui arrive aussi de se tromper – ainsi lorsqu’il affirme que n’importe quelle personne exerçant une activité professionnelle pouvait sans difficulté devenir citoyen à Athènes17. De plus, il se contredit parfois18. Le choix de ses exemples est guidé par le souci de favoriser le maintien des principes de l’État de droit à son époque, ce qui constitue, en dépit de ses changements de position, un trait fondamental de son action politique et de ses publications. Entre décembre 1799 et mars 1802, Constant, membre du « Tribunat », s’oppose à Napoléon ; après son exclusion, il s’exile volontairement. En 1815, sous le règne provisoirement rétabli de Napoléon, il élabore un projet de Constitution. Napoléon le fait entrer au Conseil d’État et rembourse ses lourdes dettes de jeu. Constant affirmera aussi par la suite que cet épisode a ouvert une possibilité de reconquérir un ordre libéral19, mais son passage uploads/Politique/ liberte-antique-et-moderne-de-benjamin-constant-a-max-weber.pdf

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