1 LES TEMPS DE LA GOUVERNANCE Considérations sur les usages d’un terme « à la m
1 LES TEMPS DE LA GOUVERNANCE Considérations sur les usages d’un terme « à la mode » Philippe DUJARDIN Septembre 2007 2 Sommaire 1 Site natif et migration du terme « gouvernance » 1.1 Le champ sémantique originel : la micro-économie, le management des entreprises 1.2 La migration de l’économique au politique 2 De quelques usages contemporains 2.1 Usages dans le champ des relations internationales 2.2 Usages dans le champ institutionnel européen 2.3 Usages dans le champ étatique français 2.4 Usages dans le champ des politiques publiques territoriales 3 De l’usage du terme « gouvernance » comme analyseur 3.1 Quel ordre mondial ? « bonne » gouvernance ou gouvernance « démocratique » ? 3.2 L’Europe entre subsidiarité, société civile organisée et gouvernance 3.3 La France : une gouvernance « nouvelle » et « humaniste » ? 3.4 Gouvernance territoriale et démocratie de proximité : où le « haut » se découvre un « bas » et le « dedans » un « dehors » 4 Reprises : les temps de la gouvernance 4.1 Le temps continué de la fiction contractuelle 4.2 Le temps accompli de la souveraineté 4.3 Le temps de la reconsidération de l’humanisme 3 Nous sommes les témoins et les acteurs - le voulant ou non - de l’entrée d’un terme dans la langue commune : « gouvernance ». Il s’agit bien d’une entrée, puisque le dernier appareil de référence lexical constitué à l’initiative du CNRS, Le Trésor de la Langue Française, édité à partir de 1971 et achevé, avec son 16e volume, en 1994, dont le corpus porte sur la langue des 19e et 20e siècles, ne comprend pas ce terme. Par contre, le tout récent Dictionnaire culturel de la langue française, dernier-né de la famille éditoriale Robert (2005), donne accès à ce terme sous les trois acceptions qui suivent : 1 Hist. Juridiction de certaines villes françaises sous la domination des Pays-Bas ; 2 Mod. Au Sénégal, Services administratifs de la région ; édifice où il se trouvent. (Emploi dû à L.S. Senghor) ; 3 Anglic. (anglais des États-Unis, governance « contrôle, direction, gestion ») Gestion politique (d’abord jargon institutionnel des organisations internationales). Par ext. (mot à la mode après 2002) Action ou manière d’organiser, de gérer. La troisième acception proposée est bien celle qui va nous occuper. Non pas sous l’angle de la vérification ou de la validation d’un sens. On ne juge pas de l’en-cours d’un processus qui fait advenir une multiplicité d’emplois et de sens possibles. Mais il est légitime d’enquêter sur le champ sémantique originel d’un terme et ses migrations hors du champ originel. Il est permis, en second lieu, d’identifier quelques-uns des corpus où son emploi se fixe et en légitime l’usage. Il est possible, enfin, d’user du constat des occurrences comme d’un analyseur. La prolifération des usages et des sens interdit que l’on prétende arrêter un sens ou corriger les sens produits. Mais elle peut valoir comme indice d’une configuration idéologique en de recomposition. Tels sont les trois plans sur lesquels nous voudrions inscrire la question d’un usage « à la mode », avant d’assumer la reprise du questionnement sous l’angle des temporalités où peuvent s’inscrire les usages en cours. 1 Site natif et migration du terme « gouvernance » 1.1 Le champ sémantique originel : la micro-économie, le management des entreprises Ni la périodisation ni l’origine ne prêtent à difficulté lorsqu’on interroge les ouvrages ou les bases de données. À une condition toutefois : que le champ lexical considéré ne soit pas celui du seul substantif « gouvernance ». C’est dans les deux dernières décennies du 20e siècle que l’usage du syntagme Corporate governance trouve à se déployer dans le champ de la micro-économie. Gérard Charreaux, en 1997, dans Le Gouvernement de l’entreprise : Corporate Governance, Théories et faits, attribue l’origine lointaine de la formule à la thèse d’Adolf Berle et Gardiner Means, The modern corporation and private property, de 1932. D’autres auteurs imputent l’invention du terme à Ronald Coase, économiste britannique ayant fait carrière aux Etats-Unis, auteur, en 1937, de 4 l’article The Nature of the firm. Mais la référence à ce lignage n’invalide pas la proposition avancée. C’est bien dans les années 80-90 qu’est massivement avancée l’idée que la séparation des fonctions de propriété et des fonctions de gestion, l’absence de systèmes de contrôle, sont à l’origine d’une dégradation de performance pour les actionnaires. La représentation des relations entre les actionnaires et les dirigeants est alors pensée sous forme de relation « d’agence », les dirigeants étant les « agents » ou mandataires et les actionnaires les « principaux » ou mandants. Pour Gérard Charreaux, la doctrine de l’agence, d’origine anglo-saxonne, est, dès lors, celle qui domine les débats et les recherches, tant dans la presse financière que dans les discussions législatives. Il en va donc d’une mise en cause de la relation entre l’actionnaire- propriétaire et le dirigeant-stratège qui a pour objets la création et la répartition de la valeur. Un double enjeu est décelable qui interdit que l’on cantonne la problématique de la gouvernance d’entreprise au seul terrain de la micro-économie que désigne pourtant le second terme du syntagme gouvernement « d’entreprise ». Le premier de ces enjeux a trait aux modélisations des conditions de création de la valeur mises en œuvre au sein du système capitaliste anglo-saxon. D’une conception proactive, stratégique, valorisant le dirigeant innovateur, se détache une conception contractuelle, protégeant et valorisant l’actionnariat. Le temps des années Thatcher (1979-1990), en Grande-Bretagne, et celui des années Reagan (1981-1989), aux États-Unis, est bien celui de l’émergence et du succès manifeste d’une variante actionnariale du capitalisme. Le second enjeu apparaît du même coup. Il est celui d’une distinction, voire d’une opposition, de type historique et culturel cette fois, entre des variantes nationales du capitalisme : entre le système capitaliste anglo-saxon, actionnarial et le système capitaliste germano-nippon, donné, lui, comme relationnel, réticulaire. A ce point, rien ne permet encore d’appréhender les raisons d’une « mode ». Au mieux, on s’accordera à reconnaître à l’usage du syntagme plus de pouvoir que les termes qui le composent ne le laissent supposer : la problématique dite de la gouvernance ou du gouvernement d’entreprise signale une inflexion, voire une transformation, de la conception des conditions de production de la valeur économique. On ne saurait donc limiter son acception à la micro-économie ou rapporter cette acception à la seule sphère de la gestion des entreprises. Mais pour que mode il y ait, il faut deux conditions immédiates : la première est que le second terme du syntagme « corporate governance » s’autonomise et que l’on mette en oubli son prédicat « corporate » ; la seconde est que « gouvernance » se substitue au terme « gouvernement ». La substitution est sans doute facilitée par la présence du terme gouvernance dans la langue française et la consonance des termes anglais et français. Il est probablement plus aisé de prêter un sens neuf à 5 un terme existant dans une langue que de créer ou d’importer un terme. Mais ces conditions lexicales peuvent être pensées comme des effets : effets de la migration d’un terme d’un champ à un autre, du champ de la micro-économie au champ macro-économique, du champ macro-économique au champ politique. 1. 2 La migration du champ économique au champ politique Des conditions de cette migration, certains attendus viennent d’être fournis. La question des modalités de la production de la valeur ressortit à une conception globale de l’économie que l’on peut bien nommer politique. Mais d’autres attendus méritent d’être pris en considération, d’un moindre niveau de généralité, mais non moins pertinents, qu’il faut saisir sur un double terrain. Le premier est celui de la contestation de la formule du capitalisme actionnarial, dite des shareholders, par une doctrine dite des stakeholders ou capitalisme des « parties prenantes ». Le second terrain est celui de la translation de la doctrine des parties prenantes vers le champ sociétal ou politique : cette translation a été formellement élaborée au sein de l’école dite de la troisième voie (Third way) conduite par le sociologue britannique Anthony Giddens. L’élaboration de la doctrine des parties prenantes peut être interprétée comme la tentative libérale (au sens américain que revêt ce terme) de contestation du « propriétarisme », du pouvoir hégémonique des détenteurs de parts, soit les actionnaires ou shareholders. La performance, dans le contexte que formalise notamment R. Edward Freeman, dès 1984, est appréciée comme effet d’une stratégie de négociation ayant capacité à inclure les groupes ou individus « susceptibles d’affecter ou d’être affectés par la réalisation des objectifs de l’entreprise » : il en va aussi bien du consommateur que du fournisseur, des salariés ou des acteurs d’une cause environnementaliste… À la triangulation actionnariat-manageriat-salariat est substituée une scène que caractérisent sa pluralité et le ressort de ses acteurs, l’intérêt à agir. Il va de soi que la doctrine du stakeholder capitalism s’inscrit dans la même configuration que celle du shareholder capitalism dont elle prétend moins faire la critique que marquer les limites. Les auteurs et propagandistes de uploads/Politique/ ph-dujardin-gouvernance.pdf
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- Publié le Jui 19, 2022
- Catégorie Politics / Politiq...
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