Nancy Fraser New School University, New York REPENSER LA SPHÈRE PUBLIQUE : UNE

Nancy Fraser New School University, New York REPENSER LA SPHÈRE PUBLIQUE : UNE CONTRIBUTION À LA CRITIQUE DE LA DÉMOCRATIE TELLE QU'ELLE EXISTE RÉELLEMENT Extrait de Habermas and the Public Sphere, sous la direction de Craig Calhoun, Cambridge, MIT Press, 1992, p. 109-142 Traduit de l'anglais par Muriel Valenta (INIST) Présentation Il était difficile sinon impossible de concevoir un numéro sur les théo- ries anglo-saxonnes de l'opinion publique sans faire une place aux débats ouverts par les positions de Jürgen Habermas sur l'espace public. Comment dès lors accomplir un choix parmi les innombra- bles textes exégétiques ou critiques suscités directement ou indirec- tement par ses travaux ? Cette influence s'est d'abord exercée sur le champ de l'historiographie de l'opinion publique où se sont multi- pliées les réfutations et les codicilles au grand récit habermassien des transformations structurelles de la sphère publique au cours des xviiie, xixe et xxe siècles (cf. par exemple les contributions de Baker, HERMÈS 31, 2001 125 Nancy Fraser Zaret, Eley, Schudson in Calhoun, 1992 ; Zaret, 1996 ; Herbst, 1994 ; Goodman, 1992 ; Peters, 1995). La portée des thèses conte- nues dans L'Espace public s'est également faite sentir, on le sait, aux Etats-Unis comme en Europe sur l'ensemble des études relatives aux médias et à l'espace public. La critique elle-même s'en est diffusée au point de s'épuiser et d'atteindre aujourd'hui une certaine saturation (François et Neveu, 1999 ; cf. également Neveu, 1995). Mais s'il est un domaine où les thèses de l'auteur de la Théorie de l'agir communicationnelContinuent aujourd'hui d'avoir un impact majeur et d'irriguer la recherche, c'est celui de la théorie normative de la démo- cratie. Sous l'appellation générique de « démocratie deliberative », toute une fraction de la philosophie politique anglo-saxonne semble vouloir se rallier aujourd'hui à un modèle d'espace public, de discus- sion et de décision collectives, directement inspiré de Habermas. Qu'ils se placent directement dans la filiation de ce dernier (Cohen, 1989 ; Benhabib, 1996 ; Chambers, 1996) ou tentent de porter ce modèle dans d'autres directions (Guttmann et Thompson, 1996 ; Dryzek, 2000), les auteurs de cette mouvance se rejoignent pour chercher dans la délibération un principe organisateur alternatif à ceux qui gouvernent aujourd'hui les démocraties contemporaines, centrées sur le seul jeu de la confrontation des intérêts réglé par l'élec- tion (Elster, 1998). Cette critique des démocraties contemporaines englobe les médias et les sondages d'opinion, jugés incapables de créer les conditions de cette discussion collective, ouverte au plus grand nombre et déterminée par la « force du meilleur argument », selon la célèbre expression de Habermas (Page, 1996 ; Fishkin, 1997). Selon un schéma qui n'est pas sans rappeler celui qui s'est joué dans l'entre-deux-guerres autour de la controverse entre Lippmann et Dewey, tout se passe comme si la critique des institutions et de la démocratie modernes exigeait un réexamen théorique de la notion de « public » et des fondements de ce que doit être une opinion publi- que démocratique. Les nombreuses critiques suscitées par les thèses de Habermas, notamment au sein du courant des « gender studies », ont participé elles aussi de ce réexamen, ainsi qu'en témoigne le texte de Nancy Fraser que nous avons choisi de retenir ici. Inclus à l'origine dans un ouvrage collectif issu d'un colloque organisé au lendemain de la paru- tion aux Etats-Unis de la traduction anglaise de L'Espace public HERMÈS 31, 2001 Repenser la sphère publique : une contribution à la critique de la démocratie telle qu'elle existe réellement (Calhoun, 1992), il a pour auteur l'une des figures marquantes du féminisme et de la critique sociale américaine (Fraser, 1989 ; Fraser, 1999). D'emblée, celle-ci souligne que c'est moins le principe d'un modèle normatif d'espace public qu'elle remet en cause — « l'idée générale d'une sphère publique est indispensable à la théorie criti- que » — que les présupposés sur lesquels Habermas tient à le faire reposer : l'égalité entre les participants à la discussion ; l'unicité, préférable à la fragmentation des publics ; la limitation des questions ouvertes à la discussion et la séparation entre cette sphère publique et l'État. Dans la discussion de ces principes Nancy Fraser inaugure de nombreuses attitudes, idées et concepts qui seront par la suite d'un usage récurrent dans la littérature sur l'espace public, à commencer par la référence aux « contre-publics » — « subalternes » ou « concurrents », plébéiens ou féministes, historiques ou contem- porains — évacués de la perspective habermassienne. L'ensemble de l'essai, qui a marqué à juste titre la réception des thèses de Habermas dans le monde anglo-saxon, rend compte tout à la fois du ton et des principales orientations du débat ouvert aujourd'hui dans la philo- sophie politique et la théorie critique anglo-saxonnes autour du con- cept d'espace public (Young, 1996 ; Sanders, 1997 ; Mansbridge, 1999). Loïc Blondiaux Introduction Actuellement, aux États-Unis, nous entendons toutes sortes de choses concernant le « triomphe de la démocratie libérale » et même « la fin de l'histoire ». Pourtant, il reste encore beaucoup à dire sur notre démocratie, telle qu'elle existe réellement, et le projet d'une théorie critique portant sur les limites de la démocratie dans les sociétés capitalistes tardives demeure toujours autant d'actualité. En réalité, j'estime que ce projet revêt un nouveau caractère d'urgence HERMÈS 31, 2001 127 Nancy Fraser au moment où la « démocratie libérale » est désignée avec insistance comme le necplus ultra des systèmes sociaux pour des pays qui émergent du socialisme d'Etat de type soviétique, pour les anciennes dictatures militaires d'Amérique latine et pour les régimes politiques sud-africains marqués par la domination raciale. Ceux d'entre nous qui continuent à vouloir théoriser les limites de la démocratie dans les sociétés capitalistes tardives trouveront une base de réflexion incontournable dans l'œuvre de Jürgen Habermas. Je veux parler ici du concept de « sphère publique », que ce dernier a formulé pour la première fois dans son ouvrage de 1962 intitulé Strukturwandel der Öffentlichkeit [L'Espace Public], et qu'il a ultérieurement fait évoluer mais qu'il n'a jamais abandonné1. La valeur politique et théorique de cette notion est facile à expliquer, et le concept de sphère publique selon Habermas permet de passer outre certaines confusions qui ont nuit à certains mouvements sociaux progressistes et aux théories politiques qui leur sont associées. Prenez, par exemple, l'incapacité de longue date du courant dominant de la tradition socia- liste et marxiste à prendre pleinement conscience de l'importance de la distinction entre les appareils de l'Etat d'une part, et les arènes publiques d'expression et d'association des citoyens d'autre part. Ce courant traditionnel a bien trop souvent estimé qu'assujettir l'économie au contrôle de l'Etat socialiste équivalait à la soumettre au contrôle de l'ensemble des citoyens socialistes. Bien entendu, ce n'était pas le cas, mais la confusion de l'appareil d'Etat et de la sphère publique de discussion et d'association a servi de fondement à des processus d'institutionnalisation de la vision socialiste sous une forme étatiste et autoritaire, et non pas démocratique et participative. Il en a résulté une remise en question de ridée- même de démocratie socialiste. Deuxième problème, encore que celui-ci ait jusqu'à présent été d'une importance nettement moindre d'un point de vue historique et qu'il ait été certainement moins tragique : la confusion qui règne parfois au sein des courants féministes contemporains. Par confusion, j'entends notam- ment l'utilisation de la même expression « sphère publique » dans un sens moins précis et moins pertinent que dans les travaux de Habermas. En effet, de nombreuses théories féministes l'ont utilisée pour désigner tout ce qui se situe en dehors de la sphère domestique ou familiale. Ainsi, la « sphère publique » dans cette acception englobe au moins trois éléments distincts d'un point de vue analytique : l'Etat, l'économie officielle des emplois rémunérés et les arènes du discours public2. Maintenant, il ne faut pas croire que la confusion de ces trois éléments est un problème simplement théorique. Bien au contraire, elle a des conséquences politiques pratiques, lorsque, par exemple, des campagnes mouvementées contre les représentations culturelles misogynes sont amalgamées avec des programmes en faveur de la censure de l'Etat ou lorsque des luttes pour « déprivatiser » les tâches ménagères et l'éducation des enfants sont mises sur le même pied que des demandes visant à les faciliter. Dans les deux cas, cela revient à éluder la question de savoir si une éventuelle soumission de la problématique du genre à la logique marchande ou à l'adminis- tration publique favoriserait la libération de la femme. 128 HERMÈS 31, 2001 Repenser la sphère publique : une contribution à la critique de la démocratie telle qu'elle existe réellement La notion de « sphère publique » au sens de Habermas est un concept qui peut nous aider à résoudre de tels problèmes. Elle désigne en effet un espace, dans les sociétés modernes, où la parti- cipation politique se concrétise au moyen de discussions. C'est l'espace où les citoyens débattent de leurs affaires communes, et donc une arène institutionnalisée d'interaction du discours. D'un point de vue conceptuel, cette arène est distincte de l'État, car uploads/Politique/ n-nsy-fryzr.pdf

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