La science de l’économie politique et les sciences sociales en France (1750-184
La science de l’économie politique et les sciences sociales en France (1750-1840) Philippe Steiner Université de Lille 3 & PHARE, Paris 1 Philippe.Steiner@dauphine.fr L’économie politique se constitue dans la deuxième moitié du 18ème siècle. Au milieu du siècle suivant, elle s'est installée dans le paysage intellectuel en ayant réussi une première institutionnalisation (Le Van Lemesle 2004) autour d'un journal (le Journal des économistes), d'une société (la société d'économie politique) et d'une maison d'édition (Guillaumin) dont le Dictionnaire d'économie politique est le signe le plus visible. La période qui va de 1750 à 1840 offre ainsi le moyen de marquer quelques particularités de l’économie politique dignes de l’intérêt de l’historien des sciences sociales. La première question que nous proposons d’examiner est celle de l'objet du savoir qui prend le nom d’économie politique au début de la période considérée. Que désigne en effet cet objet et en quoi la science le concerne-t-il (§1) ? Deuxièmement, se pose la question de l'articulation de l’économie politique avec d’autres domaines des sciences sociales, comme la morale ou la politique. En d’autres termes, quelle signification attacher au fait que l’économie politique est communément rangée dans un ensemble de savoirs formant les sciences morales et politiques ou la science sociale (§2) ? Finalement, ces interrogations nous conduiront à soutenir l’idée selon laquelle le siècle considéré ici voit s’affirmer une tension fondatrice à l’intérieur des sciences sociales avec l’économie politique d’un côté et la sociologie de l’autre, au sens où le discours politique qu’est l’économie politique dans cette période engendre progressivement, et cela n’a eu de cesse depuis, un contre- discours dans lequel la dimension axiologique de l’action — celle fondée sur des valeur ultimes, d’ordre politique, moral ou religieux — est prise en compte pour faire face au discours économique fondé sur le seul comportement intéressé rationnel. 1. De l’origine de la « science économique » Au milieu du 18ème siècle, les termes économie politique, sciences de l’économie politique ou science économique apparaissent, ainsi que quelques autres comme philosophe économiste ou, plus simplement encore, économiste. Cela ne veut pas dire que la réflexion sur l’activité économique a été absente des débats en France dans la période précédente. Cela serait surprenant compte tenu de l’expérience de John Law dans les années 1718-1720 et de la dimension économique de la, 2 nouvelle puissance dominante en Europe, l’Angleterre. Toutefois, avant les années 1750, la réflexion sur l’activité économique passe par deux canaux : l’œconomie et la science du commerce. Issue d’une tradition de pensée qui remonte à l’Antiquité grecque, l’œconomie désigne l’administration — le ménagement, dit-on alors — des ressources d’un groupe social délimité : la famille ou la communauté, religieuse le plus souvent. L’œconomie est alors rapportée au domestique au sens d’une communauté humaine définie par des liens sociaux forts. L’œconome est celui qui sait ménager les ressources dans le temps et les répartir dans la communauté selon la part qui revient à chacun. Dès la fin du 17ème siècle1, le terme comporte un sens figuré qui s’applique à l’État : on parle donc de l’œconomie d’un État pour désigner l’administration et l’organisation qui le soutiennent. L’œconomie est aussi une partie de la morale, la morale privée2. L’œconomie, ainsi conçue, véhicule une dimension normative : le père ou la mère de famille doit être un(e) sage œconome, il en va de même du Prince ou du Législateur vis-à-vis des ressources qui sont les siennes, essentiellement les êtres humains qu’il est chargé de conduire. La science du commerce se rattache à une autre tradition, plus récente, qui vise à doter le Prince d’un savoir sur l’activité économique telle qu’elle est perçue dans cette période. C’est par le commerce que les nations s’enrichissent et s’élèvent en tant que puissance militaire : il faut donc que la France acclimate ce type de savoir comme l'ont fait la Hollande et l'Angleterre. Sans prétendre au savoir du commerçant que l’on doit laisser, dans la mesure où ses intérêts ne le conduisent pas à aller à l’encontre des intérêts de l’État, libre de faire ses affaires, le Prince doit savoir diriger le commerce au mieux des intérêts de l’État. C’est ce que dans l’entourage de Gournay, Intendant du commerce de 1749 à 1754, on appelle la science du commerce politique (Steiner 1998a, 2006d). Science dont, à l’occasion, François Véron de Forbonnais suggère de la rapprocher de l’arithmétique politique3, tant leur objet est proche, même si cette dernière ne fait pas porter aussi exclusivement son intérêt sur le commerce international. Si l’on prend les premiers volumes de l’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot comme point de repère, la décennie 1750 marque une profonde transformation dans ce panorama car ils 1 Comme on le constate dans les dictionnaires de la langue française qui paraissent à la fin du 17ème siècle et au début du 18ème : le Dictionnaire de Furetière (1690), le Dictionnaire de l’Académie française (1694) et le Dictionnaire de Trévoux (1704). 2 Le substantif œconomique est défini par le Dictionnaire de l’Académie de la manière suivante : « Cette partie de la philosophie morale qui regarde le gouvernement d’une famille ». C’est à ce titre que l’œconomique (« science des devoirs de l’homme en famille ») figure dans le système des connaissances humaines de Diderot, placé à la suite du discours préliminaire de d’Alembert en ouverture de l’Encyclopédie (Diderot 1751, p. xlix). 3 Lorsqu’il publie sa traduction du livre de Charles King (Le négociant anglais ou traduction libre du livre intitulé The British Merchant, Paris, Estienne, 1753), Forbonnais place à la fin de sa longue introduction la traduction d’un texte de Charles Davenant «De l’usage de l’arithmétique politique dans le commerce et les finances» dans lequel on trouve la définition suivante : « L’arithmétique politique est l’art de raisonner par chiffres des matières qui ont rapport au gouvernement » (vol.1, p. clix). 3 donnent l’occasion à l’économie politique de prendre pied dans le monde savant grâce à un vecteur de diffusion de grande audience. On va certes y retrouver les significations traditionnelles du terme d’œconomie (Piguet 2002), mais portées au niveau du politique, comme c’est le cas de Rousseau et de Boulanger4. On va aussi y trouver la présence de la science du commerce politique avec les articles rédigés par Forbonnais, articles ramassés ensuite dans les influents Éléments du commerce (1754). Mais il y a aussi François Quesnay dont les articles «Fermier» et «Grains» ont pour sous-titre «Econ[omie] polit[ique]», ce qui les distingue d’articles portant sur le même mot, comme c’est le cas des articles «Fermier (Economie rustique)» et «Fermiers (Jurisprudence)» qui encadrent l’article de Quesnay. Dans le corps des articles de Quesnay, il n’est pas question d’économie politique, mais de « gouvernement économique ». Le gouvernement économique a pour objet l’administration, le ménagement des ressources du royaume de manière à fournir à l’État les moyens de sa politique de puissance, ce qui passe par une production agricole abondante, une population élevée, le bon prix des grains et donc des revenus formant une base fiscale abondante et aisée à lever5. Compte tenu de l’importance que Quesnay donne à la science, au sens fort que ce terme a dans cette période avec la référence cartésienne liée au concept d’évidence6, Quesnay et ceux qui écrivent sous sa direction comme le marquis de Mirabeau, ne tardent pas promouvoir un nouveau registre sémantique en affirmant l’existence d’une science économique ou science de l’économie politique. On le voit dans la Philosophie rurale, lorsque Mirabeau associe la science 4 Dans l’article «Economie (morale et politique)», Rousseau prend grand soin de distinguer l’économie domestique et l’économie publique car leur règles diffèrent fondamentalement, parce que l’intérêt du père est identique à celui des membres de la famille, alors que le législateur peut trouver son bonheur dans la misère de son peuple. L’économie publique ou gouvernement est la puissance exécutrice ce qui diffère de la souveraineté et du problème de la puissance législative (Rousseau 1755, pp. 241-244). Pour Boulanger, dont Diderot prend un de ses textes pour l’article «Œconomie politique», l’économie politique « est l’art et la science de maintenir les hommes en société, et de les y rendre heureux » (Boulanger 1794, p. 302). Il traite son sujet en examinant trois formes de gouvernement (despotique, républicain et monarchique) auxquelles il ajoute le gouvernement théocratique qui constitue une pièce de choix de son texte. 5 En ouverture de l’article «Hommes», Quesnay définit le concept de gouvernement économique : « C’est donc de l’emploi des hommes, et de l’accroissement de la population, que dépendent l’entretien et l’augmentation des richesses renaissantes et successives des nations. L’état de la population et de l’emploi des hommes sont donc les principaux objets du gouvernement économique des Etats, car c’est du travail et de l’industrie des hommes que résultent la fertilité des terres, la valeur vénale des productions et le bon emploi de richesses pécuniaires. Voilà les quatre sources de l’abondance ; elles concourent mutuellement à l’accroissement les unes des autres, mais elles ne peuvent se soutenir que par la manutention de l’administration générale des homes, des biens, des productions ; uploads/Politique/ philippe-steiner-economie-politique-et-sciences-sociales-en-france.pdf
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- Publié le Jan 02, 2022
- Catégorie Politics / Politiq...
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