L’étude des politiques publiques : trois grands écueils à éviter Françoise Thib

L’étude des politiques publiques : trois grands écueils à éviter Françoise Thibault Fondation Maison des Sciences de l’Homme de Paris Septembre 2008, Grenoble, Ecole d’été du GRESEC Dépendante, plus ou moins étroitement, des politiques de développement des technologies d’information et de communication dans les systèmes d’enseignement (TICE), la recherche dans ce domaine ne sait pas toujours prendre la distance nécessaire à une compréhension des cadres politiques ni tirer partie des derniers travaux scientifiques relatifs à l’analyse de l’action publique. Afin d’accompagner les jeunes chercheurs dans l’analyse de ces phénomènes, le premier volet de notre réflexion s’attache à pointer les dérives d’analyses mal arrimées et le second volet montre les bénéfices d’un ancrage dans la science politique et la sociologie des institutions. Loin de remettre en cause la pertinence des cadres ouverts par les sciences de l’information et de la communication et les sciences de l’éducation, ce texte, à la suite d’autres écrits produits dans ces champs scientifiques, défend l’idée, simple mais parfois négligée, que pour articuler des approches et tendre vers ce que Bernard Miège nomme «l’interdisciplinarité exigeante », il est indispensable de maîtriser les cadres propres aux disciplines en référence et d’identifier les espaces charnières, véritables nœuds de la réflexion où s’opèrent, souvent après un long travail, ces articulations. Mots clés : politiques publiques, technologies de l’information et de la communication, enseignement supérieur, méthodes scientifiques 1 L'étude des controverses scientifiques est un sujet privilégié de la sociologie des sciences contemporaine. Deux raisons à cela : l'étude des controverses brise l'image idéale d'une science consensuelle ; elle se trouve au cœur du débat qui oppose aujourd'hui rationalisme et relativisme. Définie dans son ouvrage comme une « Division persistante et publique de plusieurs membres d’une communauté scientifique, coalisés ou non, qui soutiennent des arguments contradictoires dans l’interprétation d’un phénomène donné. » (Raynaud, 2003, p.8), la controverse, même si elle n’est reconnue que par un seul protagoniste, impose que soit clairement identifiés les termes de la division. A lire les différents articles et ouvrages qui traitent ou évoquent la question des politiques relatives aux TIC dans l’éducation, on est plutôt frappé par la similitude des arguments et des interprétations du phénomène politique. Pourtant quand on tente d’identifier les méthodes de travail utilisées, force est de constater que les cadres d’analyse sont manquants. Il s’agit donc moins dans cet article de faire état d’une controverse scientifique que de mettre en débat les méthodes souvent employées pour l’étude des politiques dans les travaux de recherche consacrés aux technologies de l’information et de la communication dans l’éducation et de montrer l’intérêt qu’il y a à réaliser des analyses approfondies. Ainsi, l’hypothèse de cet exposé est que l’absence de controverse sur la question des politiques en matière de TIC dans l’éducation est moins le signe de connaissances contradictoires que de savoirs incertains. On reconnaît d’emblée que l’exercice est périlleux au moins pour deux raisons. La première est liée au projet lui-même qui, sauf à être maîtrisé, peut conduire à pointer tel ou tel écrit et tel ou tel auteur pour leurs analyses succinctes. La visée de ce travail impose d’éviter cette dérive. Sauf à être vraiment indispensables pour la compréhension du propos, les citations seront rares dans la première partie où il est question des méthodes de travail posant, selon nous, des problèmes majeurs. Même si une analyse préalable a été réalisée sur un ensemble de productions scientifiques, seule la critique secondaire sera exposée. La deuxième difficulté renvoie au positionnement de l’auteur du présent travail. Proposé par une chercheure, autrefois ancienne responsable d’une politique publique dans le domaine, un tel projet n’est pas, on le comprend, facilement acceptable par des acteurs de la communauté scientifique qui seraient peu prompts à accepter un tel changement de posture. Le contexte actuel des sciences sociales françaises, caractérisé notamment par un fléchissement de la pratique réflexive, parfaitement explicitée par Bourdieu à la fin de sa carrière (2001), ne facilite pas cette démarche. Pourtant, c’est à partir de la reconnaissance des risques qui existent bel et bien quand il s’agit de passer du politique au scientifique, qu’ont été posées les exigences du cadre scientifique à partir duquel s’est développée cette réflexion. Deux volets structurent cet article, le premier dresse un tableau, qui ne vise pas l’exhaustivité, des différents traitements des politiques que nous considérons comme discutables pour une démarche scientifique, le second amorce une réflexion sur la construction de nœuds d’articulation entre l’étude des politiques publiques et celle du cadre socio-technique pour donner à l’étude des politiques sur les TIC dans l’éducation une assise plus adaptée à rendre compte des phénomènes à l’œuvre. Le corpus d’analyse est composé de trente articles et six ouvrages écrits en langue française. Bien que l’objet soit rarement discuté, le politique, tel qu’il est appréhendé dans la plupart des écrits scientifiques sur les TIC dans l’éducation est entendu dans ses acceptions les plus courantes à savoir comme ce qui a trait à l’Etat ou à l’exercice du pouvoir dans une forme institutionnalisée. Ainsi, sont souvent mentionnées les organisations internationales telles par 2 exemple l’UNESCO ou l’AUF qui militent depuis longtemps en faveur de l’introduction des technologies d’information et de communication dans l’éducation. Trois traitements ont été repérés dans les écrits scientifiques analysés : le politique comme contexte de l’action, le politique comme dimension d’analyse, le politique comme espace de production de discours. En quoi ces différentes postures peuvent-elles, selon nous, poser problème ? Le politique comme contexte de l’action La notion de contexte se présente à bien des égards comme un fourre-tout qui prête à des utilisations diverses. Par définition, le mot "contexte" est relationnel : il est forcément contexte "de" quelque chose. De fait, c'est généralement ce "quelque chose" qui est l'objet d'étude sur lequel le chercheur porte au départ son attention, le contexte n'étant sollicité que pour participer à la description et à l'explication. Parler du "contexte de X" ou de "X dans le contexte Y", c'est parler principalement de X, et non du contexte. La notion en elle-même semble ainsi un objet dont l'étude est régulièrement reportée à plus tard. Un tel report qui se prolonge parfois à l’infini présente au moins deux dangers : le premier est que se reproduise, de texte en texte, la même erreur, née initialement d’un fait non vérifié, le deuxième est qu’émerge une sorte d’histoire naturelle, éloignée des réalités sociales comme du jeu de rapports de force entre les différents acteurs. Quand la question concerne de près ou de loin le développement d’une technique dans une organisation sociale, le risque est grand alors que l’histoire de la technique remplace l’histoire sociale. Deux exemples peuvent être donnés pour illustrer les conséquences de ce genre de dérive, ils concernent la radio et l’enseignement à distance universitaires. Bien que la situation semble évoluer en France, pour preuve par exemple le numéro 23 de la revue Médiamorphoses intitulé Radio et diversité culturelle qui témoigne de la pluralité des questions actuellement abordées, les travaux scientifiques consacrés à la radio ont longtemps été assez rares au regard de l’usage de ce qui reste un des médias les plus populaires. Phénomène considéré comme mineur dans le paysage radiophonique, la radio universitaire a quant à elle été reléguée à l’état d’initiative médiatique qui, pour certains auteurs, aurait été prise en 1937 pour participer à la diversification des contenus. Pourtant, c'est en 1947 deux ans après la fin de la deuxième guerre mondiale que Radio-Sorbonne a été créée, avec pour objectif, selon la direction en charge de l'enseignement supérieur, d'assurer "le rayonnement de la Sorbonne auprès du grand public à l'instar du collège de France" (Note interne à la direction de l'enseignement supérieur : « Enseignement supérieur et radio »). Loin de renvoyer à une intention purement éditoriale, la création de la radio est en fait le résultat d’un geste politique fort (Thibault, 2007a). En effet, alors que les fréquences sont rares, cette initiative prise par la RTF, avec l’appui de quelques universitaires, lui donne une place de choix dans l'univers radiophonique. L’analyse des réseaux d’acteurs impliqués dans le projet montre que, plus qu’un projet éditorial, c’est une représentation du monde qui est partagée par les acteurs. Largement inspirée par la place qui est accordée à la connaissance pour construire un monde meilleur et le rôle que peut tenir la radio pour participer à ce mouvement, cette vision confère au plus grand média de masse du moment une double mission de médiation et de libération puisque, grâce à lui, les individus peuvent être dégagés des contraintes de temps et d’espace imposées par les institutions d’enseignement. En cette année 1947 la deuxième guerre mondiale n’est pas loin et les acteurs clés de ce réseau sont pour la plupart des anciens résistants. Sans développer plus avant les conséquences de cette méprise relative à la date de création de Radio Sorbonne, on mesure, par ces quelques observations, les erreurs de compréhension du phénomène qu’elle a pu entraîner. 3 L’exemple de l’enseignement à distance est un peu différent puisque il y est moins question d’erreur due à des lacunes dans uploads/Politique/ politiques-publiques.pdf

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