Que sous forme de la rupture: un entretien avec Jacques Rancière Propos réunis
Que sous forme de la rupture: un entretien avec Jacques Rancière Propos réunis par Peter Hallward, à Paris, France, le 2 May 2008 PH: Je sais bien que tu ne faisais pas partie des Cahiers pour l’Analyse, loin de là, et que tu ne peux pas en parler directement. Mais je te remercie de tes réponses à quelques questions sur le contexte général du projet, sur les discussions politiques et théoriques qui l’entouraient, sur ce qui se passait à l’Ecole Normale dans ces années-là, etc. Toi-même tu es arrivé à la rue d’Ulm en quelle année? JR: En 1960. Jean-Claude Milner en 61, et Jacques-Alain Miller en 62. PH: Et les Cahiers Marxistes-Léninistes1 sont lancés à la fin de l’année 1964, c’est ça? JR: Oui c’est ça. Robert Linhart est arrivé à l’Ecole en 63, et son copain Jacques Broyelle en 1964. Ils représentaient le noyau ‘politique politique’ , si tu veux, contre la tendance théoricienne qui dominait le milieu des althussériens. PH: Quel était ton propre rôle dans les Cahiers Marxistes-Léninistes? JR: En fait, c’est moi qui en ai lancé l’idée. Au départ, il s’agissait simplement pour moi de relancer l’activité propagandiste du Cercle des Etudiants Communistes de l’Ecole Normale Supérieure (le cercle d’Ulm). Mais les ‘normaliens communistes’ qui ont participé avec moi à cette relance étaient eux-mêmes devenus tels par l’influence d’Althusser, et ce qui devait être simplement un bulletin d’information du cercle communiste d’Ulm est devenu l’instrument de propagation de l’althussérisme parmi les étudiants communistes. PH: La tendance représentée par Linhart et Broyelle, est-ce que c’était reconnue à l’époque comme explicitement ‘maoïste’ ? JR: A l’Ecole on résistait toujours à toute réduction des orientations politiques à une simple adhérence avec Beijing ou Moscou, on s’intéressait quand même d’abord au renouveau de la théorie, l’utilité du travail théorique en tant que tel. C’était l’inspiration althussérienne.2 A l’époque il y avait deux tendances dans l’Union des Etudiants Communistes (UEC): ceux qu’on nommait ‘les Italiens’ , des gens influencés par des marxistes Italiens (ou par des marxistes français dissidents comme HenriLefebvre), qui insistaient sur les changements récents dans le capitalisme, sur l’idée qu’il fallait s’adapter au néo-capitalisme. Ils se groupaient autour du journal Clarté, qui était en gros pour une politique d’ouverture, une politique large, culturelle, ouverte, qui se tournait vers les jeunes, et qui approuvait la coexistence pacifique proclamée par Khrouchtchev – des idées auxquelles le Parti Communiste Français (PCF) n’adhérait pas vraiment. Les Italiens venaient de prendre la tête de l’UEC aux fidèles du PCF. Et il y avait, à gauche, les Trotskistes, et ceux qu’on nommait les ‘pro-Chinois’ . En gros, à l’époque la position de Linhart, qui était déjà l’animateur principal des Cahiers Marxistes- Léninistes, c’était: on n’entre pas dans ces querelles idéologiques, ce qu’on affirme d’abord c’est la nécessité de la théorie et d’une refondation de la pratique sur cette base. Mais de là il en résultait une ambiguïté: quand les Cahiers sont présentés au congrès de l’UEC, en 1965, ils sont mis en avant par la direction du Parti, par tous les orthodoxes, les fidèles du PCF, comme l’exemple de ce que devaient faire les jeunes: étudier, travailler la théorie plutôt que de discuter l’orientation politique du Parti. A ce même congrès Linhart a fait une déclaration: ‘nous ne sommes pas des pro-Chinois déguisés’. Mais dans un sens nous l’étions bien, si tu veux! Tout ceux qui ont participé aux Cahiers Marxistes-Léninistes étaient plus en sympathie avec les thèses de Mao qu’avec les thèses officielles du Parti, mais il y avait une sorte de double jeu. On disait: les étudiants communistes doivent s’occuper d’étudier le marxisme et pas de discuter la politique du Parti.3 Cela sous-entendait en fait pour nous que la théorie devait nous armer contre la politique du Parti, alors que cela semblait être une déclaration de loyauté au Parti. C’était en fait aussi la position d’Althusser. Sauf que Althusser était en quelque sorte une attentiste à vie, tandis que Linhart était un stratège qui attendait le moment pour faire sa scission. PH: Et Broyelle? JR: Broyelle il était le second de Linhart, je crois qu’il était secrétaire de l’UEC à l’époque. Il est devenu un pro-Chinois dur, et il est parti ensuite avec Linhart en Chine (en 1967). Plus tard il est allé vivre en Chine, il en est revenu dégoûté, et il a écrit avec sa femme un livre Deuxième retour de Chine (1977) qui s’est inscrit dans la mouvance de Glucksmann et compagnie, parmi tous les livres de militants expliquant comment ils étaient revenus de leurs illusions.4 Broyelle est finalement devenu membre, je crois, d’une espèce de groupe ultra-réac, CIEL, le Centre des Intellectuels pour l’Europe des Libertés (fondé en 1978 par Raymond Aron et Alain Ravennes), dans le genre anti-communiste officiel. Beaucoup de ces gens qui sont allés en chine vers 67-68, et en 72, et qui ont écrit des textes flamboyants sur la Chine de Mao, se sont retrouvés plus tard dans l’orientation des groupes comme le CIEL. PH: Alors les normaliens des Cahiers s’occupaient de la formation théorique. Est-ce qu’ils renforçaient de cette manière une distinction entre l’Ecole Normale et l’université, parallèle à une distinction théorie-pratique, c’est-à-dire la théorie pour nous autres, la pratique militante pour ceux- là? JR: Pas exactement. Dans le cercle de l’UEC à l’Ecole il y avait des gens très actifs, et à la Sorbonne il y avait des étudiants communistes très impliqués dans la théorie, notamment le groupe Philo.5 Je parle un peu dans La Leçon d’Althusser de ce groupe Philo qui était très actif, qui a critiqué Bourdieu quand il est venu à l’Ecole, etc., et qui voulait promouvoir des formes de travail collectif.6 Ils étaient très critiques de l’organisation du savoir, ils anticipaient beaucoup de thèmes qui sont ressortis en 68. Et Althusser est intervenu pour dénoncer cette dérive ‘idéologique’ parmi les jeunes, avec la plus grande violence; il insistait sur le fait que les étudiants sont là pour apprendre, pour acquérir la science qui les délivre de leur idéologie petite-bourgeoise. C’est la science qui doit diriger la politique, etc.; il en reste cet article qu’Althusser a écrit contre les étudiants, de la fin de 1963.7 Et cela coïncidait avec un changement dans le cercle de l’UEC à l’Ecole ( le cercle d’Ulm); les ‘vieux’ , qui avaient été très actifs pendant la guerre d’Algérie partaient de l’Ecole, et nous autres on venait d’arriver: Miller, Milner, Linhart, etc. Donc on était en position de prendre le cercle, si tu veux. On est parti sur cette espèce de vague là: d’abord la théorie, pas de critique du PCF, ne pas se battre pour ou contre les Italiens, ou les pro-Chinois. Ce n’était pas simplement ‘nous faisons la théorie et les autres font l’action’, mais on fait une politique qui passe d’abord par la formation théorique. Le grand projet de Linhart, au cercle de l’UEC, c’était ça: il faut d’abord organiser la formation théorique. Même mon texte publié dans Lire le Capital8, il avait été tapé au départ pas du tout pour le livre, mais pour servir à une espèce d’école de formation théorique que Linhart voulait monter. La formation théorique devait permettre de regrouper des gens sur des bases marxistes, scientifiques, c’était ça l’idée. Il y avait alors un double aspect du projet, théorique et politique. Même le nom des Cahiers Marxistes-Léninistes, c’est finalement moi qui l’ai choisi, et pas du tout dans le sens d’une adhésion à Beijing, mais parce qu’il y avait Miller qui voulait les appeler ‘marxistes’ (c’était l’aspect théorique), et Linhart ‘léninistes’ (pour accentuer le côté directement politique). ‘Marxiste-léniniste’ par la suite est devenu le nom indiquant une prise de parti pour le communisme chinois, mais là ce n’était pas du tout une affirmation de maoïsme, c’était un simple compromis. C’était un compromis entre ceux qui voulaient tout d’abord écrire, penser, travailler dans la théorie, et ceux qui comme Linhart voulaient d’abord agir. C’était un trait d’union entre des activistes et des théoriciens. PH: Et la formation théorique en question, c’était tout d’abord la science qu’il fallait pour comprendre le capitalisme? Ou bien est-ce qu’il s’agissait d’interroger le statut de la théorie et de la science en tant que telles, de poursuivre un projet épistémologique au sens large? JR: Ah non, il s’agissait essentiellement d’enseigner aux militants le marxisme considéré comme une science existante. Ce n’était pas lié à un projet épistémologique global. Mais en même temps la science qu’il s’agissait d’apprendre était celle du marxisme authentique que nous prétendions exhumer avec Althusser et non celle qu’on apprenait dans les écoles du Parti Communiste. PH: Alors des points de référence qui auront une importance pour les Cahiers pour l’Analyse – par exemple Canguilhem, et Cavaillès (pour ne pas parler de Frege, Russell, etc.) – n’étaient pas tellement présent dans le projet des Cahiers Marxistes-Léninistes? JR: Non, ils n’étaient pas du tout présents. Le travail des Cahiers Marxistes-Léninistes c’était vraiment l’extension du travail du cercle de l’UEC, pour lequel ‘formation scientifique’ voulait dire ‘formation marxiste’ , tout uploads/Politique/ ranciere.pdf
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- Publié le Oct 27, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
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