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ÉNQUÊTE 06 – 2022 ÉDITIONS Dans la tête des abstentionnistes –Raphaël Llorca –L

ÉNQUÊTE 06 – 2022 ÉDITIONS Dans la tête des abstentionnistes –Raphaël Llorca –Laurence de Nervaux À l’écoute de ceux qui se taisent Raphaël Llorca est communicant et membre de l’Observatoire de l’opinion de la Fondation Jean-Jaurès. Il est l’auteur de La Marque Macron. Désillusions du Neutre (L’Aube, 2021) et des Nouveaux Masques de l’extrême droite. La radicalité à l’ère Netflix (L’Aube/Fondation Jean-Jaurès, 2021). Laurence de Nervaux dirige Destin Commun depuis juin 2021. Diplômée de l’ENS Ulm, de Sciences Po et de Princeton, elle a travaillé au French Institute-Alliance française de New York, au Centre des monuments nationaux et à la Fondation de France, dont elle a notamment piloté les enquêtes nationales sur l’isolement et la solitude en France. À propos de Destin Commun : Destin Commun est un laboratoire d’idées et d’actions créé en 2017 pour lutter contre les phénomènes de polarisation et de fragmentation qui fragilisent la démocratie et la cohésion sociale, à travers une méthodologie d’étude fondée sur la recherche en psychologie sociale. Ses travaux alimentent la stratégie de nombreux acteurs de la société (médias, associations, syndicats, groupes de foi, entreprises…). Destin Commun est une association de loi 1901, aconfessionnelle et non partisane. C’est la branche française du réseau More in Common, également implanté en Allemagne, au Royaume- Uni et aux États-Unis. 1. Octave Mirbeau, La Grève des électeurs (1888), Paris, L’Herne, 2014. 2. Nicolas Mathieu, Connemara, Arles, Actes Sud, 2022. « Les moutons vont à l’abattoir. Ils ne se disent rien, eux, et ils n’espèrent rien. Mais du moins ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera, et pour le bourgeois qui les mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, l’électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a fait des Révolutions pour conquérir ce droit. » Octave Mirbeau, La Grève des électeurs1 « On est trop petits. C’est comme quand on va à la boucherie ou à la CAF, on prend un numéro et c’est tout. » Anne, 48 ans, Villers-lès-Nancy « Faudrait peut-être aller voter, fit un imprudent. Son idée récolta des onomatopées et quelques protestations. Pour ce que ça rapportait. Pour ce qu’on en avait à foutre. On repensa alors à tout ce barnum, le fascisme et les start-uppeurs, c’était un monde à n’y rien comprendre… Heureusement, les conversations reprirent vite leur cours habituel. On savait se tenir et la politique n’était pas un sujet pour un lendemain de noce. » Nicolas Mathieu, Connemara2 3 Introduction D’élection en élection, de scrutin en scrutin, les com mentaires se suivent et se ressemblent : « l’absten tion, premier parti de France ». Sur les plateaux télévisés, les hommes et femmes politiques veulent tous « avoir un premier mot pour l’abstention, qui atteint ce soir des scores inégalés ». De guerre lasse, l’abstention s’est imposée dans le paysage du com mentaire politique comme une sorte de figure impo sée. À force, on finirait presque par s’y habituer. Dès 2007, Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen alertaient sur le risque pour la France de basculer dans une « démocratie de l’abstention1 » : à maints égards, nous y sommes. Alors que plus d’un quart du corps électoral n’a pas voté au premier tour de l’élec tion présidentielle, et que plus de la moitié compte s’abstenir au premier tour des législatives, l’absten tion peut être considérée comme une des princi pales lignes de division qui traversent la société française, entre ceux qui s’expriment, et ceux qui se taisent. C'est que l’abstention nourrit une alar mante désaffection démocratique : selon une en quête conduite par Destin Commun en 2021, 37 % des Français considèrent que « pour les gens comme moi, vivre sous un régime démocratique ou non démo- cratique ne ferait pas de différence. » Mais derrière l’abstention, que savons-nous vraiment des abstentionnistes ? Derrière le phénomène, que savons-nous des gens qui le constituent ? Depuis longtemps, les enquêtes d’opinion et la science poli tique ont su bâtir le profil-type de l’abstentionniste, qui est statistiquement plus jeune, plus modeste et moins éduqué que la population générale. Mais ces données n’épuisent pas l’ensemble des facettes de l’abstentionnisme. En complément des analyses quantitatives, nous avons voulu mener une approche qualitative : elle permet de connaître plus finement et d’approcher avec plus de granularité le profil de « l’abstentionniste » – qui, en réalité, a plusieurs visages. Surtout, l’approche qualitative nous permet de croiser les indicateurs socio-économiques et démographiques traditionnellement mobilisés dans l’analyse des déterminants de l’abstention, avec des éléments permettant de cerner leurs valeurs pro fondes, leurs perceptions, leurs peurs et leurs aspi rations. Nous avons voulu rentrer dans la tête des abstentionnistes : qu’est-ce qui les rend heureux ? Comment occupent-ils leur temps libre ? Que regardent-ils à la télévision ? C’est précisément ce que permet la grille de lecture développée par Destin Commun, fondée sur la recherche en psychologie sociale. Cette segmenta tion attitudinale de la société française est construite selon la méthode du clustering à partir d’une batterie de plus de soixante questions relatives aux fonde ments moraux, aux orientations psychologiques et aux appartenances de groupe. Elle permet de distin guer six grandes familles de Français, toutes très homogènes en termes de valeurs et de visions du monde : les Militants désabusés, les Stabilisateurs, les Libéraux optimistes, les Attentistes, les Laissés- pour-compte et les Identitaires. Si l’auto-positionne ment politique et les intentions de vote n’ont pas été utilisées pour constituer ces groupes, ils s’avèrent ex trêmement prédictifs des opinions et des aspirations. La méthodologie choisie pour cette étude qualitative a mobilisé la réalisation, avec Kantar Public France, de six focus groups de deux heures, du 19 au 31 mai 2022. Chaque groupe a réuni six personnes issues d’un des 1. Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, La Démocratie de l’abstention. Aux origines de la démobilisation électorale en milieu populaire, Paris, Gallimard, 2007. Dans la tête des abstentionnistes six segments de la typologie de Destin Commun, le principe d’homogénéité des profils limitant l’auto- censure et permettant une parole plus libre. Trente- six personnes ont donc été interrogées au total, dans un format de conversation guidée, mais très libre, où chacun a pris la parole spontanément et réagi aux propos des autres. Tous les participants ont été recrutés parmi les abstentionnistes du premier tour de l’élection présidentielle d’avril 2022. Dans un premier temps, cette note présente une cartographie des différentes raisons évoquées pour justifier l’abstention, en les répartissant selon deux axes : le sujet de l’abstention (la politique versus les politiques) et l’objet de l’abstention (le fond/ la finalité versus la forme/les moyens). Nous avons ainsi pu distinguer quatre grandes catégories explica tives de l’abstention : la perte de foi en la politique ; les carences démocratiques ; le fossé entre les gou vernants et les citoyens ; l’ethos (manière d’être) du personnel politique. Dans un deuxième temps, nous nous sommes effor cés de dépeindre le paysage mental des abstention nistes, en décryptant leurs loisirs, leurs sujets d’inquiétude, leur consommation médiatique et leur rapport à l’engagement. Si tous éprouvent une forme commune de grand malaise, tous n’opèrent pas le même repli de la vie politique – on peut en distinguer quatre formes : le retrait, l’échappée, le cocon et la recherche d’alternative. Cette étude nous a permis de dégager des tendances, de repérer des ressorts inattendus de l’abstention et de faire des observations contre-intuitives : un abs tentionniste militant regarde régulièrement Public Sénat, et plusieurs personnes n’ayant pas voté à la présidentielle disent qu’elles le feront aux législatives. Plus largement, le principal cliché que cette étude a remis en cause est l’idée selon laquelle l’abstention serait synonyme de désintérêt pour la politique : lorsqu’on aborde ce sujet, la grande majorité des participants à cette étude s’animent, sont informés 4 Figure 1. Les six familles de Français (typologie : Destin Commun) Introduction et expriment leurs opinions. Ils ne sont donc, pour la plupart, pas totalement hermétiques ou indifférents vis-à-vis de la politique, mais plutôt dans un rapport critique, selon des modalités plus ou moins radicales. Ces analyses aboutissent à une nouvelle typologie des abstentionnistes, selon les six segments identifiés par Destin Commun : la défiance généralisée (les Iden titaires), les primo-abstenants exigeants (les Libéraux optimistes), les modérés lassés (les Stabilisateurs), la douloureuse désillusion (les Militants désabusés), du détachement au renoncement (les Attentistes), et les abandonnés abandonnent (les Laissés-pour-compte). La troisième partie est consacrée au rapport qu’en tretiennent les abstentionnistes avec ce qui constitue à la fois l’un des défis collectifs majeurs de notre société, mais aussi probablement l’une de ses zones de friction les plus importantes : l’écologie. Si on les compare à la population générale, on découvre que les abstentionnistes ne sont ni moins sensibles, ni moins inquiets sur ce sujet : de même, dans leur vie quotidienne, ils ne sont pas moins mobilisés. Mieux : l’écologie apparaît comme l’un des rares sujets qui peuvent constituer la matrice d’un nouveau projet commun, susceptible de faire revenir un cer tain nombre des abstentionnistes dans les urnes – à condition de lever un certain nombre de freins, uploads/Politique/ rapport-dans-la-t-te-des-abstentionnistes-1655301069 1 .pdf