L'Histoire - Collections, no. 87 Dossier, mercredi 1 avril 2020, p. 82 Spinoza

L'Histoire - Collections, no. 87 Dossier, mercredi 1 avril 2020, p. 82 Spinoza Amsterdam au Siècle d'or Un penseur du peuple juif Par MAURICE KRIEGEL Comment les Juifs ont-ils maintenu leur identité pendant des siècles de diaspora ? Retrouveront-ils un jour un État ? Sur tous ces points aussi Spinoza a tranché, alimentant pour longtemps la controverse. Spinoza a-t-il trahi à la fois le judaïsme et le peuple juif, ou faut-il voir en lui le prophète d'une identité juive renouvelée ? Dans son Traité théologico-politique , au chapitre III, il pointe d'abord le trait qui lui paraît le plus frappant de l'histoire des anciens Hébreux, propose ensuite une identification des facteurs qui ont permis aux Juifs de pérenniser leur existence collective, et lance enfin une hypothèse sur leur avenir. IL N'Y A PAS D'ÉLECTION DIVINE L'examen de la notion d'élection fournit son thème au chapitre. Comme l'expression de « gouvernement de Dieu » désigne chez Spinoza le jeu des causes naturelles (« dire que tout se fait par les lois de la nature ou par le décret et le gouvernement de Dieu, c'est dire exactement la même chose ») , le terme d'élection dénote, sous une forme qui procède là aussi de la conception courante et fausse de l'exercice de la puissance divine, une excellence, ou une précellence, d'une nature telle qu'elle est destinée à se reproduire éternellement. De quelle excellence les Hébreux, aux temps bibliques, ont-ils pu se prévaloir ? Spinoza emprunte à la philosophie juive médiévale une hiérarchie des vertus, ou perfections : les qualités intellectuelles tiennent le premier rang1 le mérite moral prend la deuxième place en dignité1 le succès politique représente une troisième valeur, même s'il est d'une espèce très inférieure aux deux autres. Or les Hébreux puis les Juifs de l'époque biblique n'ont montré de vertu supérieure, tranche Spinoza, ni dans l'ordre intellectuel ni dans l'ordre moral. Ils ont connu par contre une réussite spectaculaire dans l'ordre politique : leur État s'est maintenu pendant des siècles, a assuré sa stabilité interne, a vaincu ses ennemis du dehors. Pour tenir ainsi et durer, un État doit se doter de bonnes lois. Un peuple « grossier » comme l'était celui des Hébreux n'avait pas les capacités nécessaires pour inventer les dispositions constitutionnelles de nature à garantir la perpétuation de son État. Voilà le trait caractéristique de l'histoire biblique : une prospérité politique entièrement due à la chance (le « secours extérieur de Dieu » , dans le vocabulaire de Spinoza). Prospérité proprement incroyable : si bien que ceux qui en ont bénéficié l'ont attribuée à une bienveillance divine spéciale. 1 C'est ce que font également les Juifs des dernières générations : à Amsterdam, les rescapés des persécutions qu'exerçait contre eux la machine de l'Inquisition dans la péninsule Ibérique reviennent ouvertement au judaïsme, et voient dans ce retour à une identité juive affirmée, après un siècle, mais parfois deux (plus quelques décennies), de passage forcé au catholicisme, la preuve de l'« éternité d'Israël ». L'organisme communautaire créé à Amsterdam en 1639 possède un sceau, qui représente un phénix renaissant de ses cendres. Les Juifs d'Amsterdam savent le rôle qu'a joué, dans leur décision de fuir les pays contrôlés par la Couronne espagnole, la haine dont ils étaient victimes et qui, souvent dans des circonstances dramatiques, les a contraints au départ. Le plus marquant des rabbins qui dirigent au spirituel la communauté juive dite « portugaise », Saul Levi Morteira, ne cesse de leur expliquer que cette haine a été voulue par la Providence, pour garantir l'indestructibilité de l'identité juive. Spinoza ne pouvait ignorer ces sentiments et ces arguments : le passé de sa famille du côté paternel se confond avec celui du marranisme et l'histoire de sa famille du côté maternel se confond avec celle de la communauté d'Amsterdam. Les ascendants de sa grand-mère paternelle établis dans un village du sud du Portugal ont, au XVIe siècle, été arrêtés par l'Inquisition une génération après l'autre, et c'est encore la terreur qu'elle y a jetée en 1587 qui a poussé son grand-père à chercher un refuge à Nantes. Dans la branche maternelle, un bisaïeul, Duarte Fernandes, originaire de Porto, d'où vinrent les premiers groupes familiaux qui s'installèrent comme Juifs à Amsterdam, a compté parmi les fondateurs de la communauté - il était à la tête de l'association de marchands qui fit construire la première synagogue de la ville. Une fille de Duarte, Maria Nunes, était la cousine germaine d'une homonyme dont on fit l'héroïne du mythe de fondation de la communauté juive (la légende était calquée sur une nouvelle de Cervantés). Spinoza ne pouvait pas non plus ignorer les ambiguïtés d'un crypto-judaïsme longtemps hésitant : son père avait vécu vingt ans à Nantes, comme chrétien, avant de sauter le pas et de partir pour Amsterdam. Son grand-père maternel s'était lui aussi installé à Nantes, mais sans s'affilier à la communauté juive : à sa mort, il fut circoncis et enterré au cimetière juif, mais hors de son mur d'enceinte, en terre non consacrée. LA HAINE, PRINCIPE DE CONSERVATION Il n'a pas pu ne pas s'interroger sur les causes de cette renaissance de l'identité juive à Amsterdam et de cette perduration du judaïsme à laquelle elle était censée servir de signe. Or, pour Spinoza, si la conservation multiséculaire de l'État juif de l'Antiquité tient du « miracle » , « la longue existence [des Juifs] comme nation dispersée ne formant plus un État » , n'a, elle, rien de « surprenant » . Il l'explique en mêlant un argumentaire en circulation concernant la question du marranisme et l'appel 2 à un auteur associé au type de pensée politique où sa propre réflexion trouve l'une de ses sources. En 1619, en Espagne, Martín González de Cellorigo opposa, en plaidant la cause de descendants de Juifs convertis portugais, l'Espagne, qui avait su intégrer les convertis et ainsi assurer la disparition du crypto-judaïsme, et le Portugal qui, par son acharnement à poursuivre et châtier les marranes, entretenait de façon contre- productive la flamme de l'identité juive. Si le contraste posé par Cellorigo entre les politiques des deux pays était fortement simplificateur, il reste que, dans le premier tiers du XVIIe siècle, la différence d'approche était nette entre une Espagne où s'élevaient des voix pour, sinon abroger les règles de discrimination envers les descendants de convertis, du moins modérer leur application, et un Portugal toujours plus engagé dans la persécution. Le passage de Spinoza sur les Juifs convertis, qui furent en Espagne jugés dignes des mêmes honneurs que les Espagnols « naturels » et se fondirent si bien avec ces derniers que bientôt « rien d'eux ne subsistait, pas même le souvenir » , alors que leur exclusion au Portugal eut pour résultat qu'ils « continuèrent à vivre séparés » , paraît directement emprunté, y compris dans sa formulation, à Cellorigo . La haine, Spinoza en tombe donc d'accord avec le rabbin Morteira, est bien le ressort de la perpétuation de l'identité. Mais cette haine n'a pas pour origine le souci de la divinité de veiller à la conservation de son peuple en l'insufflant aux Gentils. Tacite intervient en ce point : l'historien romain - dont la dénonciation du despotisme impérial lui vaut d'être lu attentivement, au XVIIe siècle, par les admirateurs du Machiavel républicain des Discours sur la première décade de Tite-Live , au nombre desquels on compte Spinoza - a donné, au moment d'aborder le récit de la conquête de Jérusalem par Titus, une description de la religion et des moeurs des Juifs où l'on peut voir un concentré des opinions et attitudes les plus hostiles aux Juifs dans le monde antique : Moïse « institua des rites contraires à ceux des autres mortels » , et il existe chez les Juifs, « à l'égard de tous les autres, une haine comme envers un ennemi » . C'est cette haine constitutive de leur religion qui leur a valu, symétriquement, ajoute Spinoza, « une haine universelle » . Spinoza tient un rite en particulier, mentionné par Tacite, capable d' « assurer à cette nation une existence éternelle » : celui de la circoncision. En accordant à la circoncision un rôle aussi décisif, Spinoza partage là aussi le sentiment des Juifs d'Amsterdam, ou de leurs dirigeants les plus rigoristes. Pour eux, tant qu'on ne s'était pas fait circoncire, on n'était pas encore juif, et la circoncision avait une valeur quasi sacramentelle, puisque par elle s'expiaient tous les péchés, et particulièrement celui d'avoir tardé à rallier le judaïsme. Et Spinoza de rapprocher la circoncision, comme inscription de l'appartenance sur le corps, du rôle de la coiffure dans l'identité chinoise. Il semble qu'il ait exactement compris, en compulsant les récits sur la conquête de la Chine par les Mandchous, qui insistaient sur l'humiliation que ressentaient les Chinois, obligés par leurs nouveaux 3 maîtres à se raser la tête, comment divers modes de coiffe avaient représenté en Chine, depuis des temps reculés, une forme d'affirmation collective face à l'étranger. RECONSTRUCTION DE L'ÉTAT JUIF ? Mais Spinoza, après uploads/Politique/ spinoza-1.pdf

  • 38
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager