Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens Œdipe entre deux cités [Essai sur
Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens Œdipe entre deux cités [Essai sur l'Œdipe à Colone] Essai sur l'Œdipe à Colone Pierre Vidal-Naquet Citer ce document / Cite this document : Vidal-Naquet Pierre. Œdipe entre deux cités [Essai sur l'Œdipe à Colone]. In: Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens, vol. 1, n°1, 1986. pp. 37-69; doi : https://doi.org/10.3406/metis.1986.864 https://www.persee.fr/doc/metis_1105-2201_1986_num_1_1_864 Fichier pdf généré le 26/04/2018 ŒDIPE ENTRE DEUX CITÉS Essai sur V Œdipe à Colone Pour Manolis Papathomopoulos qui fut longtemps entre deux cités Œdipe, traité comme un dieu au début de V Œdipe-Roi, apparaît à la fin de la pièce comme la souillure qui pèse sur la cité de Thèbes. Vagabond misérable et aveugle au début de Γ Œdipe à Colone , suppliant des Euméni- des et du roi d'Athènes, Thésée, il devient l'hôte et le bienfaiteur de la cité de Sophocle, le guide ( ήγεμών, 1 542) qui se met en marche vers sa tombe de héros, après avoir vaincu successivement Créon qui veut le rendre à Thèbes et Polynice qui le supplie, donc après avoir brisé les liens qui le rattachaient encore à la πόλις de Thèbes, dont Créon estle tyran, et à Γοίκος des Labdacides. Beaucoup a été écrit sur ce renversement exemplaire mais complexe1 , et * La direction de Métis regrette infiniment que, pour des raisons techniques, le premier fascicule n'ait pu paraître qu'après la publication du livre de J.-P. Vernant - P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie/H, Paris 1986, où cette étude est comprise. 1 . Les pages que je présente ici remontent à des séminaires qui ont débuté il y a plus de quinze ans. Pierre Ellinger avait été alors un auditeur particulièrement efficace. Elles ont depuis fait l'objet d'exposés à Delphes, le 9 Avril 1984, où grâce à Yangos Andréa- dis, j'étais l'hôte du Centre européen de Culture, en mai, à Padoue, où, à l'Institut de grec, j'étais l'invité d'O. Longo et de G. Serra. J'ai eu depuis l'occasion de discuter de ces problèmes lors de séminaires tenus à Bruxelles, aux Pays-Bas (dans plusieurs Universités), à Naples, Catane, Tel Aviv et Lille. Que tous mes auditeurs, qu'ils aient été approbateurs ou critiques, soient ici cordialement remerciés et tout particulièrement J. Bol- lack, J. Bremmer, B. Cohen et P. Judet de la Combe. A ces noms j'ajoute celui de mon 38 Pierre vidal-Naquet je ne prétends pas apporter des vues révolutionnaires, tout au plus quelques précisions nouvelles. Trois questions seront ici soulevées, dont je m'efforcerai naturellement de démontrer qu'elles sont liées. Comment se marque et que signifie l'opposition des deux cités, Thèbes et Athènes, entre lesquelles chemine le vagabond, quittant la première pour trouver dans la seconde et l'asile et la mort? Quel est, d'autre part, le statut religieux, juridique et politique qu'acquiert Œdipe à Athènes, pendant qu'il est encore vivant, et après sa mort? Enfin, comment se marque dans l'espace scénique du théâtre, et dans l'espace représenté directement ou indirectement, la mutation du héros? Les Grecs, c'est une affaire entendue, ont inventé l'activité politique. Comprenons ces mots dans un sens très précis2: le monde humain est normalement conflictuel et l'activité politique consiste à objectiver ces conflits sans espérer les annuler. La décision politique, elle, est prise non par un chef souverain parlant au nom d'une divinité, ni même, en règle générale, par un consensus plus ou moins unanime (dont il y a tout de même des vieil ami B. Bravo qui a soumis mon texte à une critique approfondie. Je ne chercherai pas à donner même une esquisse de l'immense bibliographie de VŒdipe à Colone. J'ai eu la joie de me trouver en terrain familier avec le chapitre que Ch. Segal a consacré à cette tragédie dans son livre Tragedy and Civilization: An Interprétation ofSophocles, Harvard U. P., 1981, pp. 362-408. Je dois beaucoup à J. Jones, On Aristotle and Greek Tragedy, .Londres, Chatto and Windus, 1962, pp. 214-235, à B. Knox, The Heroic Temper; Studies in Sophoclean Tragedy, Cambridge U.P., 1964; «Sophocles and the Polis», Entretiens de la Fondation Hardt, Sophocle, Vandœuvres-Genève , pp. 1-32; Introduction à Œdipe à Colone in Sophocles, The Three Theban Plays, Penguin Classics, 1984, pp. 255-277. La consultation, in extremis, du commentaire de J. Kamerbeek, The Plays ofSophocles, VII, Leyde, Brill, 1984, ne m'a pas apporté grand-chose. Parmi les synthèses récentes sur Sophocle que j'ai consultées, je signalerai surtout R.P. Winnington- Ingram, Sophocles; An Interprétation, Cambridge U.P., 1980, pp. 248-279 et 335-340; A . Machin , Cohérence et continuité dans le théâtre de Sophocle, Québec, Serge Fleury , 1981, pp. 105-149 et 405-435; V. Di Benedetto, Sofocle, Florence, La Nuova Italia, 1983, pp. 217-247, et, lastbutnotleast. pour quelques formules lumineuses, p. 30, la brochure de R.G.A. Buxton, Sophocles, publiée comme n° 16 des «New Surveys in the Classics» de Greece and Rome, Oxford, Clarendon Press, 1984. Le texte grec est, sauf avertissement, et à quelques détails orthographiques près, celui de R.D. Dawe (Teub- ner, Leipzig, 1979); la traduction, parfois modifiée, est celle de P. Mazon. Je remercie Denise Fourgous pour l'aide qu'elle m'a apportée dans la mise au point de cette étude, et Maud Sissung pour l'amitié dont elle a, une fois de plus, fait preuve. 2. Voir M.I. Finley, Politicsin the Ancient World, Cambridge U.P., 1983, trad. fr. de J. Carlier, l'Invention de la politique, Paris, Flammarion, 1985; et C. Ampolo, La poli- tica in Grecia, Bari, Laterza, 1981. Œdipe entre Deux Cités 39 exemples), mais par la majorité. Or, fait remarquable, si Athènes a été par excellence, depuis Solon et Clisthène, le lieu d'émergence de l'activité politique, il semble que la littérature attique ait mis presque autant de soin à dissimuler cette réalité que la cité avait mis de génie à la faire naître. Songeons par exemple à ceci: nous sommes renseignés à la fois par des sources historiennes et par des matériaux documentaires — qui, du reste, sont bien loin de se recouper exactement - sur les affrontements individuels entre leaders politiques que l'ostracisme permet de résoudre en rétablissant la paix civique. Nous sommes renseignés aussi sur les grands débats où se heurtent, à YEcclésia, des options décisives: tuer ou non les Mytiléniens, aller ou non en Sicile, questions aussi capitales que l'ont été, pour les démocraties modernes, celles de savoir s'il fallait envoyer un homme dans la lune ou installer les fusées Pershing en Europe. Mais nous ne sommes pas renseignés, hors le cas particulier de l'ostracisme, sur les enjeux des batailles électorales. Et encore le registre de l'ostracisme, tel que l'ont constitué les fouilles du Céramique, est-il différent de celui qu'on pouvait tirer des historiens de la Cité. Pensons à ces deux hommes, Ménon fils de Ménocleidès et Cal- lixénos fils d'Aristonymos (un Alcméonide, peut-être), abondamment présents dans les tessons découverts par les archéologues américains, inconnus de la tradition historique3. Répétons-le: nous ne savons rien des batailles électorales, et ici le contraste est brutal avec Rome. Nous ne savons même pas s'il y eut vraiment des batailles électorales. Les difficultés rencontrées par Périclès après les premiers échecs de la guerre du Péloponnèse ne constituent qu'une exception apparente. Que dit en effet Thucydide? «Dans l'ordre politique, les Athéniens se laissaient convaincre par ses arguments» (δημοσία μεν τοις λόγοις άνεπείθοντο) ; mais riches et membres du δήμος, pour des raisons différentes et d'ordre économique, «se coalisèrent contre lui et ne mirent un terme à leur commune colère qu'après lui avoir infligé une amende. Un peu plus tard, par un retournement dont les masses sont coutumières, ils le choisirent comme stratège et lui confièrent la direction de toutes les affaires [...]. C'est l'ensemble de la cité ( ή ξύμπασα πόλις) [c'est-à-dire la classe des riches et la classe populaire] qui le jugeait le plus digne de cette fonction»4. Elliptique comme à son habitude, Thucydide ne précise pas si la carrière 3. Cf. M.I. Finley, Politics, pp. 64-65. 4. Thucydide, II, 65, 2-4; je modifie sur plusieurs points la traduction de J. de Romilly. 40 PIERRE VlDAL-NAQUET de Périclès comme stratège avait été, ou non, interrompue par le procès qui lui avait été fait et la condamnation qui s'ensuivit. Le peuple, lui, au sens général du terme, n'est pas politiquement divisé. Successivement il est contre Périclès puis rallié à ses choix politiques et stratégiques. Plutar- que, lui3, croit pouvoir être plus précis, mais il y a là, je le crains, plus une amplification rhétorique qu'une information véritable6. Après avoir mentionné l'ultime discours dont Thucydide (II, 60-64) prétend donner la substance, il ajoute: «Les Athéniens, devenus ainsi maîtres de son sort, tournèrent leurs jetons de vote en armes contre lui (τας ψήφους λαβόντας έπ' αυτόν εις τας χείρας), ils lui ôtèrent sa magistrature de stratège et lui infligèrent une amende. Cependant la cité, ayant fait l'expérience de ce que valaient pour la conduite de la guerre les autres stratèges et orateurs, s'aperçut qu'aucun d'entre eux n'était à la hauteur de sa tâche [..]. Aussi regretta-t-elle Périclès. On le rappela à la tribune et au stratégeion. [. . .] Le peuple s'étant excusé, il consentit à reprendre en main uploads/Politique/ vidal-naquet-pierre-oedipe-entre-deux-cites.pdf
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- Publié le Sep 13, 2022
- Catégorie Politics / Politiq...
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