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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : erudit@umontreal.ca Article François Nault Laval théologique et philosophique, vol. 63, n° 2, 2007, p. 225-243. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : URI: http://id.erudit.org/iderudit/016782ar DOI: 10.7202/016782ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html Document téléchargé le 3 février 2013 08:05 « Entre la théologisation du politique et la politisation du théologique : en lisant Carl Schmitt » Laval théologique et philosophique, 63, 2 (juin 2007) : 225-243 225 ENTRE LA THÉOLOGISATION DU POLITIQUE ET LA POLITISATION DU THÉOLOGIQUE : EN LISANT CARL SCHMITT François Nault Faculté de théologie et de sciences religieuses Université Laval, Québec RÉSUMÉ : L’auteur analyse la notion de théologie politique chez Carl Schmitt. Reconnaissant l’impossibilité d’isoler le politique du religieux, l’auteur se demande s’il y a une théologie sous-jacente à la pensée de Schmitt, et cherche à en dégager les principaux axes. ABSTRACT : The author analyses the notion of political theology in the works of Carl Schmitt. Rec- ognizing that the political and the religious are inextricably linked, Nault examines Schmitt’s “decisionism” with a view to uncovering its theological dimensions. ______________________ Peut-on dire que la religion s’est simplement effa- cée devant la politique (pour ne survivre qu’à sa pé- riphérie), sans se demander ce que signifiait autre- fois son investissement dans l’ordre politique ? Ou bien ne faut-il pas supposer que cet investissement fut si profond qu’il en est devenu méconnaissable à ceux-là mêmes qui jugent ses effets épuisés1 ? Si nous sommes sortis du religieux, dans tous les sens du terme, il ne nous a pas quittés, et peut-être, toute terminée que soit sa course efficace, n’en aurons-nous jamais fini avec lui2. e programme de désintrication du religieux et du politique a-t-il été mené à son terme ? Ou y aurait-il lieu de parler d’une certaine « permanence du théologico- politique », pour reprendre l’expression de Claude Lefort ? Bien qu’il ait donné à son titre une forme interrogative, Lefort tend à penser « qu’en dépit des changements 1. Claude LEFORT, « Permanence du théologico-politique ? », dans Essais sur le politique (XIXe-XXe siècles), Paris, Seuil, 1981, p. 278. 2. Marcel GAUCHET, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque des sciences humaines »), 1985, p. 67. L FRANÇOIS NAULT 226 advenus, le religieux se conserve » — « sous les traits de nouvelles croyances, de nouvelles représentations » — et qu’il peut dès lors « faire retour à la surface, sous des formes traditionnelles ou inédites ». Encore convient-il non seulement de bien saisir la nature de ce « retour à la surface » du religieux, qui n’équivaut pas à un simple « retour de la religion », mais de prendre position à son égard. Cette prise de position elle-même suppose une interprétation de la « modernité », une interprétation de sa provenance et de son devenir. Lefort reconnaît dans la matrice « théologico-politique » le lieu d’élaboration des concepts de la modernité et rejette la compréhension libérale de la modernité comme rupture totale avec ce qui précède. Par ailleurs, pour Lefort, la modernité marquerait bel et bien un certain déplacement, qui serait aussi une chance pour le politique ; en d’autres termes, la modernité impliquerait un certain désenclavement du politique de son cadre « théologico-politique », cadre qui resterait néanmoins indépassable en tant qu’horizon de référence. La réflexion de Lefort participe de l’effort le plus récent pour poser à nouveaux frais la question du « théologico-politique », effort auquel des penseurs comme Pierre Manent et Marcel Gauchet auront également beaucoup contri- bué3. Cette étape la plus récente du mouvement de réflexion autour du « théologico- politique » a été précédée d’une première phase, associée notamment aux travaux de Carl Schmitt. Schmitt déplore avec autant de vigueur que Lefort les ravages du libé- ralisme et la dépolitisation du monde à laquelle il œuvre ; il souscrit néanmoins, d’une certaine façon, à l’interprétation libérale de la modernité démocratique — modernité avec laquelle il cherche par ailleurs à rompre, en réactivant certains ressorts du « théologico-politique4 ». 3. Voir notamment : Pierre MANENT, La cité de l’homme, Paris, Fayard (coll. « L’esprit de la cité »), 1994 ; ID., « L’Europe et le problème théologico-politique », dans Histoire intellectuelle du libéralisme : dix le- çons, Paris, Calmann-Lévy, 1987, p. 17-30 ; GAUCHET, Le désenchantement du monde ; ID., La religion dans la démocratie : parcours de la laïcité, Paris, Gallimard (coll. « Le Débat »), 1998. Pour une bonne synthèse, on pourra lire Jean-Claude MONOD, « Le “problème théologico-politique” au XXe siècle », Esprit (1999), p. 179-192. 4. Je retiens l’expression « théologico-politique » parce que c’est autour d’elle que les débats qui nous inté- ressent se sont cristallisés, mais je mets toutefois l’expression entre guillemets pour souligner sa part d’équi- vocité, notamment en ce qu’elle renvoie confusément à une discipline académique : la théologie. Notant que l’expression « théologico-politique » voulait évoquer « la prétention du divin à frapper de plein fouet, sans nulle médiation rationnelle, le champ du politique », Rémi Brague suggère d’utiliser plutôt le terme « théo-politique ». Brague précise que la théologie, comme « façon pour le divin de passer par le prisme du discours (logos) », est une invention proprement chrétienne : « Elle constitue la particularité d’une religion déterminée, le christianisme, et est absente des autres religions. Dans ces dernières, on trouve bien sûr des “sciences religieuses”, rituelles, juridiques ou mystiques, qui peuvent atteindre un très haut niveau d’élabo- ration et de technicité. Mais le projet d’une élucidation rationnelle de la divinité, la dialectique du “croire” et du “comprendre” […] est propre au christianisme. » En ce sens, l’idée d’un problème « théologico- politique » serait trop chrétienne : « On n’a […] pas le droit de plaquer sur le judaïsme ou l’islam, une pro- blématique qui leur est par définition étrangère. Il faudrait même se demander si l’avènement d’une théo- logie dans le christianisme n’aurait pas été rendu possible par la façon dont cette religion a opéré et réfléchi l’articulation du divin sur l’action humaine » (Rémi BRAGUE, La loi de Dieu : histoire philosophique d’une alliance, Paris, Gallimard, 2005, p. 16-17). Cette dernière hypothèse rejoint, me semble-t-il, une intuition de Marcel Gauchet : « […] plus la présence du plus haut que l’homme se fait sentir parmi les hommes, plus irrésistiblement son absence s’évoque. Émerge de la sorte, engendré par le jeu interne de la structure sociale, l’espace potentiel d’une théologie, c’est-à-dire d’une spéculation sur l’absent » (GAUCHET, Le désenchan- tement du monde, p. 34-35 ; je souligne). Sur l’idée d’un « spécifique chrétien » au regard du « problème ENTRE LA THÉOLOGISATION DU POLITIQUE ET LA POLITISATION DU THÉOLOGIQUE 227 C’est à l’analyse, tout à fait partielle et préliminaire, des voies d’interprétation ouvertes par Schmitt que je voudrais m’attacher ici. Il s’agira de penser à la fois avec et contre Schmitt, reconnaissant à ce penseur à la fois une grande lucidité, dont il y a encore beaucoup à apprendre, je pense, et un aveuglement, voire une malhonnêteté, qui appelle une lecture déconstructive, de la part notamment du théologien chrétien. Cherchant à justifier la nécessité d’une lecture de la pensée schmittienne, Jacques Derrida note qu’elle suppose deux convictions, que je fais mienne : la première con- viction touche le lien entre la pensée de Schmitt sur le politique et ses engagements dans la politique (en l’occurrence ses compromissions avec le régime nazi5) ; la se- conde conviction touche la nécessité de faire une « lecture sérieuse » de l’œuvre de Schmitt, malgré tout, pour autant qu’on y trouve une pensée nourrie de « la tradition la plus riche de la culture théologique, juridique, philosophique, politique de l’Eu- rope, dans le sol d’un droit européen dont ce penseur […] s’est voulu le dernier dé- fenseur acharné », avec la lucidité propre de celui qui a peur et qui a « le courage de sa peur6 ». Avec Schmitt et à la suite de ses lecteurs récents, notamment Derrida, il s’agira de reconnaître l’impossibilité d’isoler le politique du religieux : « Les concepts fon- damentaux qui nous permettent souvent d’isoler ou de prétendre isoler le politique […] restent religieux ou en tout cas théologico-politiques », écrit Derrida dans « Foi et savoir7 », se référant explicitement à la pensée de Schmitt8. C’est sur la base d’une théologico-politique », voir également Bernard BOURDIN, « La révélation chrétienne ou le retournement théologico-politique », Irenikon, 73 (2000), p. 298-315. 5. Voir uploads/Politique/article-entre-la-theologisation-du-politique-et-la-politisation-du-theologique-en-lisant-carl-schmitt.pdf

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