1 Article écrit pour le site web Cosmopolis (mars 2011) La mondialisation contr
1 Article écrit pour le site web Cosmopolis (mars 2011) La mondialisation contre le cosmopolitisme Par Georges Corm Une confusion intellectuelle peu commune règne sur les rapports entre la mondialisation et le cosmopolitisme. Cette confusion est savamment entretenue par les enthousiastes de la mondialisation, tel le sociologue allemand Ulrich Beck, qui tentent de récupérer la notion de cosmopolitisme pour mieux légitimer la mondialisation1. Au demeurant, la notion même de cosmopolitisme est méconnue aujourd’hui. Elle continue de faire l’objet d’attaques furieuses de partis d’extrême droite, parce que symbolisant pour eux le « déracinement » par rapport à la communauté nationale, le manque d’allégeance à cette communauté, la soumission à des intérêts matériels « internationaux » ou à des idéologies étrangères. L’image du « juif cosmopolite », ou du « Juif errant », comme celle du banquier, juif ou non juif, qui suce le sang du peuple, ont été des images choc de la propagande antisémite raciste du XIXè siècle et de la première moitié du XXè siècle. Elles peuvent rester en filigrane de l’imaginaire de certains à l’évocation du terme de cosmopolitisme. Pourtant, il faut bien se rappeler que c’est au grand philosophe et moraliste allemand, Immanuel Kant, que nous devons la notion de « cosmopolitisme », mais aussi au raffinement de la langue française et à la nature encyclopédique des connaissances des philosophes français des Lumières au XVIIIè siècle. La langue française était alors la langue de haute culture « cosmopolite » que parlaient les élites européennes, puis au XIXè siècles celles des autres cultures qui s’ouvraient sur l’Europe, telles la culture russe ou arabe ou turque ottomane. Une culture cosmopolite était alors considérée, non pas comme une culture sans bases ni racines, mais au contraire comme une culture bien ancrée dans un tissu culturel national, tout en étant ouverte sur la richesse que peut apporter une connaissance des autres cultures et de leur histoire. Le désir de la philosophie des Lumières de réfléchir sur les conditions de l’établissement d’une paix perpétuelle entre les nations, et donc les moyens d’éliminer la guerre, est couronné par l’écrit de l’Abbé de Saint Pierre et surtout par le « Projet de paix perpétuelle » d’Immanuel Kant. De son côté, Montesquieu, à travers les Lettres persanes, avait ouvert une double réflexion critique, aussi subtile que profonde. D’un côté, il accomplissait l’exercice difficile de se couler dans l’esprit supposé d’un Persan découvrant la France dont il ignore tout de ses institutions ; de l’autre, il critiquait ainsi habilement et discrètement la monarchie absolue française. Première démarche « cosmopolite » sans laquelle l’esprit critique peut difficilement éclore. En fait, l’aller-retour entre une civilisation ou une culture et une ou des autres n’est-il pas le point de départ de l’esprit critique et du progrès humain ? Ce que nous évoquerons plus loin. 1 Notamment dans son ouvrage Pouvoir et contrepouvoir à l’heure de la mondialisation, Flammarion, Paris, 2003. 2 En ces temps où on use et abuse des expressions creuses et émotionnelles telles que « conflit » ou « dialogue » des civilisations, le retour à l’esprit cosmopolite peut seul nous permettre de comprendre la vanité et l’inconsistance des vocabulaires qui nous viennent de ce que l’on pourrait appeler le langage mondialisé, celui du superficiel et du sensationnel à la fois. C’est une nouvelle « élite » de bureaucrates qui gère le monde et que j’ai longuement décrite dans mon dernier ouvrage sur le nouveau gouvernement du monde2. Certes, il faut s’entendre sur ce que signifient les termes de « civilisation » et de « culture ». Sur ce point règne aujourd’hui des confusions de langages qui empêchent de s’entendre. Nous avons trop perdu le sens des concepts et de la précision ou de la précaution que l’on doit avoir lorsque nous employons des termes tels que « nation » ou « culture » ou « civilisation » ou « religion » ou « ethnie » ou « communauté » ou « valeurs » ou « racines ». Souvent un concept est utilisé pour masquer l’utilisation d’un autre. Ainsi, le terme « civilisation » sera-t-il employé pour éviter de viser directement la « religion » ou bien, au contraire, il sera employé accompagné d’un qualificatif religieux, tel que civilisation chrétienne – ou judéo-chrétienne - ou civilisation musulmane ou arabo-musulmane. Alors que le temps de ces civilisations a disparu depuis longtemps. Les cultures européennes ont développées de nombreuses pensées et théories axées sur le développement et le déclin des civilisations, en ayant à l’esprit la disparition de l’Empire Romain. Montesquieu lui-même écrivit un bel ouvrage sur les causes de la grandeur et de la décadence de cet empire. Plus près de nous, le grand historien britannique, Arnold Toynbee, a tenté une théorie générale des cycles de civilisation3 ; mais aussi l’historien américain, Paul Kennedy, ayant pour souci le sort de l’empire américain contemporain4. Le philosophe et anthropologue allemand, Oswald Spengler, dans son célèbre ouvrage sur « Le déclin de l’Occident », distingue non sans une certaine pertinence culture et civilisation. Pour lui, sitôt que la culture prétend devenir civilisation et régler toutes les normes de comportement d’une société, elle entre en déclin, car elle se fige et se coupe de ses racines. Spengler, comme d’autres penseurs allemands, notamment le grand romancier Thomas Man, considèrent qu’une culture « déracinée » - au sens propre du terme - de ses sources et qui se veut universelle ou mondiale, n’est plus une culture au sens noble du terme ; elle devient civilisation et à ce titre devient périssable et ne peut qu’entamer son déclin. Le terroir rural pour Spengler est la source de toutes les racines profondes de la culture d’un peuple ; lorsqu’elle devient exclusivement urbaine, l’artifice y pénètre et la guide, rendant sa décadence inéluctable. Lorsqu’elle s’étend hors de ses limites géographiques, elle est condamnée. Il s’agit d’une réaction romantique extrême à la destruction des terroirs par la Révolution industrielle, ainsi qu’à la démocratie égalitariste et marchande, qui s’exprimera chez Nietzche par la nostalgie d’âges héroïques et la haine de cette 2 Georges CORM, Le nouveau gouvernement du monde. Idéologies, structures et contre-pouvoirs, La Découverte, Paris, 2010 3 Arnold TOYNBEE, La civilisation à l’épreuve. Gallimard, Paris, 1951. 4 Paul KENNEDY, Naissance et déclin des grandes puissances. Transformations économiques et conflits militaires entre 1500 et 2000, Poche, Paris, 2004. 3 démocratie libérale développée en Europe de l’Ouest. Chez ces penseurs allemands, la notion d’Occident s’applique à cette Europe et non à l’Europe centrale et nordique qu’ils voient comme la gardienne des valeurs traditionnelles aristocratiques, religieuses et mystiques. Certes, la philosophie des Lumières a contribué au développement de la pensée sur le progrès humain, en détachant cette notion de la pensée religieuse de type eschatologique. Cette pensée s’est développée dans une aspiration à réaliser le bien commun universel, loin des schémas racistes que proposeront certaines philosophies du XIXè siècle. Ces schémas ont souvent été d’inspiration hégélienne, celle qui résume les progrès de la raison dans l’histoire du christianisme européen, ou celle d’inspiration wébérienne qui nous entraîne à voir dans le protestantisme le sommet de la rationalité permettant l’éclosion des bienfaits du capitalisme. D’autres, bien plus pervers encore sont tombés dans le piège facile d’une supposée inégalité des races humaines ou d’une division du monde entre Ariens, peuples supérieurs, et Sémites, peuples inférieurs ; division qui se perpétue aujourd’hui dans la dichotomie entre Orient et Occident ou dans celle des valeurs ou racines dites « judéo-chrétiennes », venant supplanter les valeurs et racines gréco-romaines sur lesquelles l’Europe de la Renaissance avait construit une nouvelle culture en voie d’émancipation par rapport aux valeurs théologico-politiques chrétiennes traditionnelles. Par la suite, le développement des principes constitutionnels modernes, ainsi que les conceptions républicaines de la citoyenneté, avaient largement puisé dans le patrimoine politique et juridique de Rome comme de la Grèce antique. En fait, ce sont ces principes, que l’on peut qualifier de « cosmopolite », qui ont fait le tour du monde et ont changé profondément son visage. Royautés et empires de droit divin se sont presque partout effondrés, qu’il s’agisse de l’Empire du ciel chinois, de la monarchie tsariste, du Califat ottoman ou de l’Empire Austro-Hongrois. Evidemment, ces changements ont partout amené leur lot de violences et de malheur à travers des révolutions qui se transforment en guerres civiles puis en dictatures. En Europe même, il faudra plus d’un siècle et demi après 1789 pour que ces principes de la citoyenneté moderne s’affirment définitivement : des vagues révolutionnaires successives (1830- 1848-1870) vont secouer le continent, mais surtout les deux grandes guerres dites « mondiales » dont l’étincelle part des rivalités entre grandes puissances européennes. Ces deux guerres qui ont ensanglanté l’Europe et d’autres parties du monde ont sonné en fait le glas du cosmopolitisme issu de la philosophie des Lumières et des principes de la Révolution française. Déjà auparavant, les guerres napoléoniennes qui avaient tenté d’imposer par la force des changements de régime politique s’inspirant des principes révolutionnaires français avaient terni l’image du cosmopolitisme. De même, l’échec de la Société des Nations dans l’entre uploads/Politique/cosmopolitisme-g-corm.pdf
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- Publié le Mai 19, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
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