Revue Philosophique de Louvain Démocratie, religion et pluralisme: de Tocquevil
Revue Philosophique de Louvain Démocratie, religion et pluralisme: de Tocqueville à Gauchet et retour Laurent de Briey Citer ce document / Cite this document : de Briey Laurent. Démocratie, religion et pluralisme: de Tocqueville à Gauchet et retour. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 104, n°4, 2006. pp. 741-761; https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_2006_num_104_4_7692 Fichier pdf généré le 26/04/2018 Résumé Cet article s'appuie sur la lecture de Tocqueville proposée par Agnès Antoine pour penser le lien unissant la démocratie moderne et le christianisme. Antoine recourt à Tocqueville pour mettre en évidence que la démocratie a pris son essor à partir des ressources du christianisme et qu'elle doit pouvoir s'appuyer sur une conscience religieuse pour répondre au questionnement existentiel des citoyens. Les analyses, bien plus récentes, de Gauchet sur le désenchantement du monde permettent de préciser et de nuancer cette double thèse. Toutefois, la confrontation de Gauchet à la lecture de Tocqueville développée par Antoine, conduit avant tout à prendre conscience que le lien unissant la démocratie avec une religion spécifique incite à s'interroger sur la capacité de la démocratie à intégrer en son sein un authentique pluralisme religieux. Abstract This article makes use of the reading of de Tocqueville put forward by Agnès Antoine in order to think through the link that unites modern democracy and Christianity. Antoine turns to Toqueville to show that democracy arose on the basis of Christian resources and that it must be able to lean on a religious consciousness in order to respond to the existential questioning of citizens. The much more recent analyses by Gauchet of the disenchantment of the world make it possible to render this double thesis more precise and more refined. However, the confrontation of Gauchet with the reading of Tocqueville developed by Antoine leads us above all to realise that the link uniting democracy with a specific religion incites us to inquire into the capacity of democracy to integrate authentic religious pluralism within itself (transl. by J. Dudley). Démocratie, religion et pluralisme: de Tocqueville à Gauchet et retour1 Alors que, durant la guerre froide, l'opposition au communisme suffisait à justifier la démocratie libérale, celle-ci se découvre aujourd'hui obligée de trouver en elle-même les sources de sa légitimité. C'est dès lors précisément en raison de son triomphe que la démocratie libérale est actuellement confrontée à une crise de confiance, voire à une remise en cause, et qu'elle est contrainte de se prendre comme objet de sa propre réflexion, afin de penser cet impensé de la démocratie que sont ses propres prémisses. Il est dès lors nécessaire de réinvestir les auteurs qui ont vécu la naissance de la démocratie et qui se sont efforcés d'en comprendre les principes fondamentaux et les conditions de possibilité. C'est, du moins, la conviction qui a conduit Agnès Antoine (2003) à rechercher dans l'œuvre de Tocqueville des outils conceptuels permettant de penser le lien, sans cesse rendu plus problématique par l'actualité, entre religion et démocratie. Au-delà de l'élégance de son écriture, l'originalité de la lecture d'Antoine est de présenter Tocqueville avant tout comme un moraliste et un métaphysicien pour lequel seule la persistance de la religion peut préserver la démocratie de l'anomie et répondre au besoin de transcendance d'un homme soucieux de donner un sens à son existence. Selon Antoine en effet, Tocqueville, en dépit de son appartenance à la tradition libérale, est loin de croire que l'affirmation de la souveraineté politique requiert le rejet de la transcendance divine. En fait, Tocqueville se pose la question de la religion à partir de la prise de conscience des limites du politique, incapable de répondre par lui-même à la question du sens de la vie. Le développement de la démocratie nécessiterait par conséquent de pouvoir s'appuyer sur une conscience religieuse qui, parce qu'elle apaise les inquiétudes métaphysiques de l'individu, lui permet de se consacrer pleinement à son action terrestre! De surcroît, s 'opposant à l'esprit de son temps, Tocqueville considère que la démocratie ne s'est pas développée en opposition à la religion, mais à partir de 1 Nous remercions tout particulièrement Benoît Thirion pour la précision de sa relecture de cet article. Il va de soi, cependant, que nous portons seul la responsabilité d'éventuelles incorrections restantes. Revue Philosophique de Louvain 104(4), 741-761. doi: 1 0.2 143/RPL. 104.4.2019280 © 2006 Revue Philosophique de Louvain. Tous droits réservés. 742 Laurent de Briey ressources latentes du christianisme. Antoine propose ainsi, à partir des textes de Tocqueville, des thèses qui, dans le contexte de nos démocraties libérales actuelles, possèdent un caractère polémique incontestable: par leur insistance sur le lien qui unit la démocratie moderne et le christianisme, elles mettent en doute la capacité de penser un réel pluralisme religieux démocratique. Stimulé par cette lecture, nous souhaitons premièrement montrer comment, à suivre Antoine, ces différentes thèses émergent de l'œuvre de Tocqueville (I). Nous voudrions ensuite indiquer, d'une part, comment la conception tocquevillienne des rapports entre christianisme et démocratie entre en dialogue avec les analyses de Marcel Gauchet sur le désenchantement du monde (II) et, d'autre part, dans quelle mesure ces thèses nous semblent mettre en question la capacité des démocraties libérales à intégrer en leur sein la diversité des expressions religieuses dont la résurgence est régulièrement observée (III). I Comme on le sait, Tocqueville fut l'un des premiers penseurs à mettre en évidence les traits caractéristiques des sociétés démocratiques que sont l'individualisme, le rationalisme et le matérialisme. Alors que, dans les sociétés aristocratiques, la naissance déterminait, une fois pour toutes, la communauté d'appartenance et, dès lors, l'identité d'une personne, l'égalité démocratique requiert que l'individu soit perçu indépendamment de tout lien communautaire. Si l'individualisme rend possible l'égalité démocratique, c'est donc au prix de l'atomisation de la société. Parallèlement, l'homme démocratique se détache de la tradition et entend fonder ses jugements sur les seules ressources de sa raison individuelle. Or, selon Tocqueville, ce rationalisme conduit l'homme à procéder à des généralisations multiples au risque de trahir la complexité de la réalité. Mais, plus fondamentalement, parce qu'elle rend instable la distribution des richesses, l'égalité démocratique focalise les relations humaines autour de la recherche du bien-être matériel. La richesse et le bien-être deviennent la fin de toute action en même temps que l'argent devient le nouvel étalon de différenciation sociale. Ce n'est désormais plus par sa naissance que l'individu démocratique peut se distinguer de ses semblables, mais par sa productivité. Cependant, comme la poursuite du profit est sans fin et que le désir se renouvelle sans cesse, l'homme démocratique semble Démocratie, religion et pluralisme 743 être davantage l'esclave de ceux-ci que «le sujet volontaire de son existence» (Antoine, 2003, p. 41). Il se heurte à la conscience de sa finitude et le confort matériel dont il jouit est incapable de répondre à son besoin de transcendance, à son exigence de sens. Bien entendu, en dépit de la portée critique de sa description de Y ethos démocratique, Tocqueville n'entend pas remettre en cause les apports de la démocratie. Celle-ci a permis le développement de la science et du progrès matériel, ainsi que le renforcement de l'État de droit et de la liberté individuelle. Tocqueville a la lucidité, toutefois, de percevoir combien ces avancées incontestables s'accompagnent de l'apparition de périls nouveaux auxquels il faut répondre afin d'éviter qu'ils conduisent à une remise en cause de la démocratie. Plus précisément, les dangers principaux qui guettent la démocratie sont, selon Tocqueville, l'enfermement de l'individu dans son indépendance, la réduction de l'homme à la vie naturelle et l'incapacité de prendre en compte le besoin de transcendance de l'individu. C'est ce constat initial qui conduit Tocqueville à consacrer l'essentiel de son œuvre à la question de la participation politique et à celle de la religion. La participation politique et la religion constituent en effet, à ses yeux, les deux ressources complémentaires dont l'homme démocratique dispose pour se prémunir des dangers identifiés. Tandis que Benjamin Constant identifiait la liberté proprement moderne à l'indépendance privée, Tocqueville estime qu'inciter l'individu à se détourner de la gestion des affaires publiques, c'est chercher à le réduire à l'esclavage et non l'émanciper. En effet: «C'est quand il [l'individu] ne participe plus de façon continue à la volonté générale, qu'un despote quelconque s'en empare, ou encore, dans les démocraties affermies, que le corps social laissé à ses déterminismes naturels finit par devenir lui-même despotique, de telle que sorte que les hommes croyant obéir à eux-mêmes sont prisonniers de conditionnements puissants et délétères» (Antoine, 2003, p. 81). En cherchant le juste milieu entre la liberté des anciens et celle des modernes, Tocqueville refuse de souscrire au système représentatif. Il veut retrouver l'intuition rousseauiste selon laquelle une communauté ne peut être fondée que sur le commerce et la division du travail, mais doit aussi être une communauté de mœurs et de citoyens. «Pour Tocqueville ainsi que pour Rousseau, le corps politique n'est pas seulement un corps collectif. Il a une dimension morale. Il constitue une véritable personne publique, formée par l'union des personnes individuelles et qui, comme elles, n'est un moi — commun — que par l'expression de sa volonté — générale» (Antoine, 2003, pp. uploads/Politique/democracie-et-religion.pdf
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- Publié le Mai 10, 2022
- Catégorie Politics / Politiq...
- Langue French
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