Diriger un pays au rythme de Fè Wana mache (Première de deux parties) Par Lesli
Diriger un pays au rythme de Fè Wana mache (Première de deux parties) Par Leslie Péan, 16 janvier 2013 Fè Wana mache1 de Mossanto, remixée par DJ Tony Mix, est la chanson qui fait courir tout Port-au-Prince depuis l’été 2012. Les chauffeurs de Tap Tap en raffolent. L’air est fredonné par les « bredjenn », ces jeunes à la mode vestimentaire américaine et branchés sur l’actualité. Quant au texte, il est débité d’une voix mono-corde et à demi-mots. Comme cela arrive souvent, la popularité de cette chanson s’est accrue depuis que le commissaire du gouvernement Gérald Norgaisse l’a interdite, fin octobre 2012. Septième commissaire de gouvernement en 16 mois, Gérald Norgaisse a été révoqué moins de trois mois après son installation. Officiellement on lui reproche la libération de cinq étudiants arrêtés illégalement parce qu’ils protestaient contre l’assassinat d’un de leurs camarades par un policier. L’ordre est venu d’en haut. L’équipe au pouvoir veut faire marcher Haïti. Elle a donc décidé de sévir. Contre Norgaisse ou pour Fè Wana mache ? On ne saurait répondre avec certitude. Toujours est-il que Fè Wana mache caracole en tête des hits dans toutes les boîtes de nuit. En réalité les deux vérités du pouvoir et de Fè Wana mache se sont affrontées comme l’ange et Jacob. Elles se sont combattues avec ambigüité et fugacité pour enfin se fondre et s’absorber. Fè Wana mache disparaît et ressurgit comme dans la basse qui sous-tend le Rap-Bòday . La mise à l’index de Fè Wana mache a eu l’effet inverse de celui recherché. La chanson continue de séduire et d’être répercutée dans tous les coins du pays. Le public est entrainé dans une folle euphorie par cette chanson grivoise et sans valeur artistique, comme il l’avait été avec Fam’m kolokent ou Rantre an dedan de Coupe Cloue dans les années 1980. Deux rondes enfantines par rapport à la pornographie déchainée de Fè Wana mache, surtout la version officielle Dj Sonlove Mix. Un érotisme de pacotille à mille lieux des préoccupations de 80% de la population qui vit avec moins de deux dollars par jour et dont une large tranche vit en milieu rural. Toutefois, dans la diaspora et le monde entier, des milliers d’internautes la téléchargent et l’écoutent en riant aux éclats. Dans l’esprit des jeunes, qui y voient une satire politique, l’équipe au pouvoir veut faire marcher le pays comme Wana. Alors la question se pose : Wana, c’est qui ou c’est quoi au juste ? Fè Wana mache est une chanson qui parle d’une prostituée nommée Wana vendant son corps contre un rafraîchissement coûtant 5 gourdes et un morceau de pain couvert de beurre d’arachide (mamba) coûtant également 5 gourdes, soit un total de 10 gourdes, l’équivalent de 25 cents américains. Fè Wana mache propose au profane la marche à suivre en termes d’agressivité pour porter Wana à se donner le plus vite possible. Avec cette chanson, on rentre de plain-pied dans les techniques d’obéissance volontaire et de violence. Et ce tube, si l’on peut l’appeler ainsi, n’est pas un succès isolé de ce genre obscène à souhait. C’est plutôt un échantillon d’un nouveau style, baptisé Rap-Bòday, qui compte des compositions telles que Ti Sourit, Titou, Pa pale kaka, San fason, Pandye, Souke li, Nèg la tou chèch, Map Tchat. On peut visionner ces vidéos ou écouter ces musiques sur des sites d’internet 1 Nous écrivons Wana avec un seul n pour respecter la graphie officielle du créole publiée en janvier 1980. 1 comme You Tube. De Wana à Wano Face au harcèlement de la femme qui se laisse entendre dans Fè Wana mache, la gent féminine a fait sortir un tube du même acabit dirigé vers la prostitution masculine au titre Fè Wano mache. Les femmes se réjouissent de ce retour de flamme et les deux tubes sont joués l’un après l’autre dans les boîtes de nuit branchées. Les vitupérations s’équilibrent. Hommes et femmes honorent réciproquement leurs flétrissures. Ces alliances immondes et nauséabondes donnent lieu à des invectives de part et d’autre, mais, qu’à cela ne tienne, les vociférateurs sont vite maîtrisés par les services d’ordre. Le temps que les danseurs se calment, s’excusent de leurs turpitudes, un brevet de bonne conduite leur est décerné. Et la fête reprend avec trois morceaux grivois de Sweet Mickey suivis de Fè Wano mache puis, sans une pause, de Fè Wana mache. Et tous les petits-bourgeois chantent sur ces rythmes dont les paroles sont connues par cœur. C’est la fête du rire et de l’humour. On s’esclaffe au nom de la liberté d’expression, on entend de tout. Les mots sont choquants. Mais les défenseurs de Fè Wana mache disent qu’il n’y a pas là un cas pendable puisqu’il n’y a jamais eu de censure contre les chansons de Sweet Micky, le chanteur devenu président. Étranges concordances ! De l’avis unanime d’observateurs plus rigoureux de la scène musicale et politique, ces chansons sont le reflet de la médiocrité ambiante et des choix politiques qui font que le pays tout entier soit, et fonctionne, comme Wana et comme Wano. Ce qu’explique ironiquement le journaliste haïtien de 28 ans Wandy Charles, quand il dit que la dérive actuelle « Ap fè nou tout mache menm jan ak Wana » (fait marcher le pays comme la prostituée Wana). En effet, parallèlement à la déchéance de Wana et à la violence qu’elle subit, il y a la répression de Wano qui se dit dans la phrase « Fè Wano mache, fè Wano voltigé! Si Wano pa respekte chef, fèl mache ! » Cette phrase apparemment anodine exprimant une évidente surenchère est révélatrice. Voulue comme telle ou non par son auteur, elle sonne comme une allusion directe aux scandales sexuels qui ont cours dans les hauts sommets de l’État. Univers d’obscurité dans lequel les forces armées d’occupation de la MINUSTAH sont aussi plongées avec des viols en tous genres. Les cas de viol de Nadège Nicolas en 2005 aux Gonaïves, de Marie-Rose Précéus à la capitale en 2005, et de Johnny Jean à Port-Salut en 2011 sont les plus éloquents. Le cas de Johnny Jean a d’ailleurs fait l’objet d’un procès et d’une condamnation en bonne et due forme par un tribunal uruguayen2. Il en est de même du garçon violé par des soldats pakistanais3 ainsi que des multiples cas qui ont conduit à la déportation de 114 casques bleus sri-lankais en 2007 pour des rapports sexuels avec des filles de moins de 13 ans4. Curieusement, ce scandale n’a pas eu d’écho dans la presse sri- 2 « Five Uruguayan marines sentenced to jail for ‘gross misconduct’ in Haiti », Montevideo, MercoPress, September 20, 2011. 3 « T wo Pakistani UN soldiers jailed for raping Haitian boy », BBC, March 13, 2012. 4 Carol J. Williams, « U.N. confronts another sex scandal In Haiti, more than 100 2 lankaise ! Selon une rumeur qui circule depuis un certain temps, le président Martelly aurait répondu à un de ses proches, étonné et mécontent de le voir mettre à l’index une chanson grivoise qui faisait fureur : « Si j’ai pu faire pire moi-même, c’est parce qu’il n’y avait pas alors de président à la tête du pays. » Espérons que le président n’ira pas trop loin dans cette conception du présidentialisme qui frise le ridicule. En fait, il marche déjà sur les brisées de François Duvalier qui, lui aussi, avait interdit les chansons « Wete pie w poum mete pam », « Pè Hilè monté sou lotèl », « Machann chabon souple ». Chez le vieux dictateur, la préoccupation était essentiellement politique, chez l’aspirant elle se veut, selon toutes les apparences, moralisatrice. Le ridicule ne tue pas ! La mort des illusions Cette similitude avec François Duvalier n’aurait rien d’inquiétant si elle se bornait à l’interdiction de chansons obscènes ou véhiculant un message séditieux. Ella va de pair avec d’autres pratiques annonciatrices d’une aspiration totalitaire. Haïti doit tout faire pour stopper les visées dictatoriales et les projets obscurs de ces hommes à la psychologie insondable qui se révèlent, une fois au pouvoir, des tyrans impitoyables. En ce sens, l’agression subie à l’Arcahaie le samedi 5 janvier 2013 par des partis politiques de l’opposition tenant une réunion pacifique a valeur de prémonition. À cette réunion convoquée par l’Initiative Citoyenne (IC), participaient 70 dirigeants politiques et leaders sociaux, dont le Sénateur Moïse Jean-Charles, le Député Sorel Jacinthe, Mirlande Hyppolite Manigat du Rassemblement des démocrates nationaux progressistes (RDNP), Déjean Bélizaire du MNP28, Francisco Alcide de la KID, et Pierre Espérance, le directeur du RNDDH. Le gouvernement prétend n’être pour rien dans cette agression, au style « mache pran yo Divalye », perpétrée contre ces leaders de l’opposition. Ayant peur que cette réunion de cerveaux de l’opposition ne produise une tête volumineuse, une quinzaine d’hommes de main du régime ont pris les devants afin de cesser de la faire penser avant même qu’elle ne naisse. Tout porte à croire que les porteurs de brassards rose et blanc ne vont pas en rester là et que leur acharnement à uploads/Politique/diriger-un-pays-au-rythme-de-fe-wana-mache-premiere-de-deux-parties-par-leslie-pean.pdf
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- Publié le Sep 14, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
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