Philosophiques 104 HORS SÉRIE La justice HORS SÉRIE / SEPTEMBRE 2005 L A J U S

Philosophiques 104 HORS SÉRIE La justice HORS SÉRIE / SEPTEMBRE 2005 L A J U S T I C E LES TROIS VAGUES DE LA MODERNITÉ1 Leo Strauss V ers la fin de la Première Guerre mondiale parut un livre au titre inquiétant, Le Déclin de l’Occident. Spengler entendait par Occident non pas ce que nous avons coutume d’appeler la civilisation occidentale, la civilisation qui a trouvé en Grèce son origine, mais une culture qui a émergé aux alentours de l’an mille en Europe septentrionale: l’«Occident» inclut, principalement, la culture occidentale moderne. Spengler prédisait alors le déclin, ou le crépuscule, de la modernité. Son livre témoignait avec force de la crise de la modernité. L’existence d’une telle crise apparaît à pré- sent évidente aux esprits les moins lucides. Pour comprendre la crise qui l’af- fecte, il nous faut d’abord comprendre ce qui caractérise la modernité. La crise de la modernité se révèle en ceci, ou consiste en ceci, que l’homme occidental moderne ne sait plus ce qu’il veut – qu’il ne croit plus possible la connaissance du bien et du mal, du bon et du mauvais. Jusqu’aux générations les plus récentes, il était généralement admis que l’homme peut savoir ce qui est bon ou mauvais, et quel type de société est juste ou bon ou supérieur aux autres; en un mot, il était admis que la philosophie politique est possible et nécessaire. À notre époque, cette foi a perdu toute vigueur. L’idée pré- vaut que la philosophie politique est impossible : c’était un rêve, plein de noblesse peut-être, mais un rêve en fin de compte. Si l’on s’accorde largement sur ce point, les avis divergent sur la question de savoir pourquoi la philoso- phie politique reposait sur une erreur fondamentale. Selon une opinion très courante, toute connaissance digne de ce nom est scientifique; mais la connais- sance scientifique ne saurait valider des jugements de valeur; elle ne peut juger au-delà des faits; pourtant la philosophie politique présuppose que les juge- ments de valeur peuvent être rationnellement validés. Selon une opinion moins courante mais plus sophistiquée, la distinction dominante entre faits et valeurs n’est pas tenable : les catégories de l’entendement impliquent, en quelque Philosophiques 104 ! 1. La rédaction des Cahiers philosophiques remercie chaleureusement M.Yves Hersant d’avoir accepté la repu- blication de sa traduction de ce texte de Leo Strauss initialement parue dans le numéro 20 des Cahiers philo- sophiques de septembre 1984. façon, des principes d’évaluation ; mais ces principes d’évaluation, en liai- son avec les catégories de l’entendement, sont historiquement variables; ils changent d’une époque à l’autre; d’où l’impossibilité d’apporter à la question du bon et du mauvais, ou du meilleur type de société, une réponse univer- sellement valable, valable pour toutes les époques historiques, telle que l’exige la philosophie politique. La crise de la modernité est alors principalement la crise de la philosophie politique moderne. Ceci peut paraître étrange: pourquoi la crise d’une culture devrait-elle être principalement la crise d’une discipline académique parmi bien d’autres? Mais la philosophie politique n’est pas essentiellement une dis- cipline académique: les grands philosophes politiques n’ont pas été en majo- rité des professeurs d’université. Et surtout, comme on l’admet généralement, la culture moderne est superlativement rationaliste, elle croit au pouvoir de la raison; nul doute qu’une telle culture ne traverse une crise, dès lors qu’elle perd toute foi en l’aptitude de la raison à valider ses plus hautes visées. Quel est alors le trait distinctif de la modernité? Selon une conception très commune, la modernité est la foi biblique sécularisée; la foi biblique en l’autre monde est devenue radicalement immanente à celui-ci. Très simplement: plu- tôt que d’espérer une vie céleste, il s’agit d’établir le ciel sur terre par des moyens purement humains. Mais tel est exactement le projet de Platon dans sa République: mettre un terme à tout le mal sur terre par des moyens purement humains. Or l’on ne peut certes attribuer à Platon aucune foi biblique sécularisée. Si l’on veut parler de sécularisation de la foi biblique, il faut donc se montrer un peu plus précis. Ainsi affirme-t-on que l’esprit du capitalisme moderne est d’origine puritaine. Ou bien, pour prendre un autre exemple, Hobbes se repré- sente l’homme selon une polarité fondamentale, opposant l’orgueil pernicieux à la crainte salutaire de la mort violente; chacun peut voir qu’il s’agit d’une version sécularisée de la polarité biblique, qui oppose le péché d’orgueil à la crainte salutaire du Seigneur. Sécularisation signifie, alors, préservation de pen- sées, de sentiments ou d’habitudes d’origine biblique après la perte ou l’atro- phie de la foi biblique. Mais cette définition ne nous dit nullement quels ingrédients se trouvent préservés dans les sécularisations. Surtout, elle ne nous dit pas ce qu’est la sécularisation, sinon négativement: une perte ou atrophie de la foi biblique. L’homme moderne était pourtant guidé, à l’origine, par un projet positif. Il se peut que ce projet positif n’ait pu être conçu sans l’appoint d’ingrédients survivant à la foi biblique; mais on ne saurait décider si tel est réellement le cas sans avoir au préalable compris le projet lui-même. Mais peut-on parler d’un projet unique? Rien n’est plus caractéristique de la modernité que l’immense variété et la fréquence des changements radi- caux qu’elle admet. Variété si grande qu’on peut douter de la possibilité de parler de la modernité comme de quelque chose qui forme un tout. La sim- ple chronologie n’établit aucune unité significative: il peut y avoir aux temps modernes des penseurs qui ne pensent pas de manière moderne. Comment échapper alors à l’arbitraire ou au subjectivisme? Par modernité, nous enten- dons une modification radicale de la philosophie politique prémoderne – une modification qui apparaît d’abord comme rejet de la philosophie politique prémoderne. Si la philosophie politique prémoderne possède une fonda- Philosophiques L E S T R O I S VA G U E S D E L A M O D E R N I T É L A J U S T I C E mentale unité, une physionomie bien à elle, la philosophie politique moderne qui en prend le contre-pied présentera le même trait, ne fût-ce qu’à titre de reflet. Nous sommes conduits à constater que tel est en effet le cas, après avoir fixé le commencement de la modernité en vertu d’un critère non arbitraire. Si la modernité a émergé en rompant avec la pensée prémoderne, les grands esprits qui ont consommé cette rupture ont dû être conscients de ce qu’ils étaient en train d’accomplir. Qui donc est le premier philosophe politique à avoir explicitement rejeté toute la philosophie politique antérieure comme fondamentalement insuffisante, voire même irrecevable? Il n’est pas difficile de répondre: c’est Hobbes. Pourtant, un examen plus attentif montre qu’en rompant radicalement avec la tradition de la philosophie politique, Hobbes ne fait que poursuivre, quelle que soit l’originalité de sa démarche, la tâche que Machiavel avait entreprise le premier. Machiavel, de fait, ne mettait pas moins radicalement en question que Hobbes la valeur de la philosophie poli- tique traditionnelle ; il ne prétendait pas moins clairement que Hobbes se situait à l’origine de la véritable philosophie politique, même s’il exprimait cette prétention plus discrètement que Hobbes n’allait le faire. Il y a deux propos de Machiavel qui indiquent avec la plus grande clarté son intention générale. Le premier peut se résumer comme suit: Machiavel est en profond désaccord avec l’opinion jusque-là exprimée sur la conduite que le prince devrait tenir envers ses sujets ou ses amis ; c’est qu’il s’inté- resse pour sa part à la vérité factuelle, pratique, et non aux chimères; nom- bre d’auteurs ont imaginé des républiques et des principautés qui n’ont jamais existé, parce qu’ils examinaient la manière dont les hommes devraient vivre plutôt que la manière dont ils vivent en effet. Machiavel oppose à l’idéalisme de la philosophie politique traditionnelle une approche réaliste des choses politiques. Mais ce n’est là qu’une moitié de la vérité (autrement dit : son réalisme est d’un genre particulier). L’autre moitié, Machiavel l’exprime en ces termes: la fortuna est une femme dont on peut se rendre maître par force. Pour comprendre la portée de ces deux propos, il faut se rappeler que la phi- losophie politique classique était une quête du meilleur ordre politique, ou du meilleur régime, entendu comme le plus favorable à la pratique de la vertu ou au mode de vie que les hommes devraient mener, et que selon la philoso- phie politique classique l’établissement du meilleur régime dépend néces- sairement de circonstances fortuites, d’une fortuna qui échappe à toute maîtrise et à toute saisie. Selon la République de Platon, par exemple, il faut pour que le meilleur régime voie le jour une coïncidence, une improbable rencontre entre la philosophie et le pouvoir politique. Avec son prétendu réalisme, Aristote rejoint Platon sur ces deux points capitaux: le meilleur régime est l’ordre le plus favorable à la pratique de la vertu, et l’actualisation du meilleur régime dépend de circonstances fortuites. Car, pour Aristote, le meilleur régime ne peut s’établir si l’on ne dispose du matériau adéquat, uploads/Politique/les-3-vagues-de-la-modernite-leo-strauss.pdf

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