Byzance et le christianisme Olivier Clément Byzance et le christianisme Édition

Byzance et le christianisme Olivier Clément Byzance et le christianisme Édition mise à jour par Michel Stavrou, professeur à l’Institut Saint-Serge Desclée de Brouwer Première édition : PUF, 1964 © Desclée de Brouwer, 2012 10, rue Mercœur, 75011 Paris ISBN : 978-2-220-06399-7 ISBN epub : 978-2-220-07996-7 Introduction Dans ce livre, qui est un essai, je voudrais évoquer la Byzance spirituelle, celle qui reste vivante et féconde aujourd’hui dans l’orthodoxie – celle qui, en ces temps d’œcuménisme, constitue peut-être un des aspects majeurs de notre avenir. Ce don à l’éternel, Byzance ne l’a pas fait au temps de la splendeur mais de la détresse, lorsque l’Empire agonisait, broyé entre la chrétienté latine et l’irrésistible marée de l’Asie. C’est dans l’effondrement d’une société, d’un ordre, d’une chrétienté, que l’Église orthodoxe a réalisé la synthèse majeure de sa théologie et de sa spiritualité. C’est dans la ruine de la Byzance terrestre, lorsque les pierreries de la couronne étaient en gage à Venise et que les plats d’étain, à la cour des Paléologues, remplaçaient la vaisselle d’or, que la Byzance spirituelle a ensemencé de lumière le monde orthodoxe. Dans l’histoire de l’orthodoxie, en effet, le XIVe siècle a une importance analogue à celle du IVe. Au IVe siècle, dans la perspective de proclamation christologique qui était alors la sienne, l’Église a manifesté sa vérité proprement axiale, celle de la Trinité. Un millénaire plus tard, au terme d’une longue méditation sur la participation de l’homme à la vie trinitaire, l’Église va expliciter le caractère incréé de la lumière thaborique, des « énergies » divines qui jaillissent du Père par le Fils, dans le Saint-Esprit, pour déifier l’humanité et transfigurer l’univers. Au cycle christologique des huit premiers siècles a succédé, pour reprendre une conception de Vladimir Lossky, un véritable cycle pneumatologique, en partie contre l’addition latine du Filioque au Symbole de la foi, et contre les systèmes filioquistes de la scolastique occidentale1. En partie seulement, car la pneumatologie byzantine est essentiellement positive, et finit même, au XIVe siècle, par englober les positions latines en les rectifiant. Mettant l’accent sur la seconde partie du célèbre adage patristique « Dieu s’est fait homme pour que l’homme puisse devenir dieu », la Byzance spirituelle a repris les grandes proclamations christologiques sous un angle nouveau: celui de leur intériorisation personnelle dans le Saint-Esprit – non point individualisme inspiré, mais authentique « ecclésiophanie ». Avec la synthèse palamite, l’expérience spirituelle la plus libre s’enracine définitivement dans l’institution sacramentelle tout en la purifiant par une véritable réforme intérieure. Cette réforme du XIVe siècle non seulement a permis à l’orthodoxie grecque et balkanique de traverser victorieusement la domination ottomane, non seulement elle a structuré toutes les créations authentiques de l’Église russe, mais elle a rendu inutile, dans l’Orient chrétien, la réforme du XVIe siècle. C’est son patrimoine spirituel qui ressurgira avec le renouveau orthodoxe des XIXe et XXe siècles. Et, je le répète, dans ses ultimes dimensions, la synthèse palamite reste pour nous prospective : avec sa réconciliation du « protestant » et du « catholique », de l’ontologique et de l’existentiel, du personnel et du cosmique. Cette grandiose création chrétienne de la dernière Byzance a échappé à beaucoup d’historiens. Analystes d’une décadence, ils enregistrent sans l’expliquer (du moins dans ses aspects chrétiens, essentiels) la « renaissance des Paléologues » et se bornent à souligner, dans le dernier stade de la culture byzantine, une opposition exaspérée des « mystiques » et des « humanistes ». Deux grands courants, en effet, traversent le Moyen Âge grec : d’une part, un parti monastique et populaire de « zélotes », de « spirituels », qui mettent l’accent sur la transcendance de l’Église et le caractère eschatologique du Royaume de Dieu et donc s’opposent fréquemment et farouchement à l’État (lorsqu’il intervient dans les affaires de l’Église) et à la culture profane. D’autre part, des « modérés », des « humanistes », attachés à la culture hellénique qui connaît des « renaissances » périodiques, à l’État qui la défend – et dont l’attitude est souvent celle d’Européens modernes… Est-ce, comme on le suggère facilement, l’opposition d’un Orient et d’un Occident ? Ce serait conclure bien vite. Les spirituels « hésychastes » (silencieux2), s’ils ne sont pas sans continuité, par leurs techniques de concentration, avec certaines profondeurs de l’Asie, sont fondamentalement pénétrés du sens biblique de la personne qui transforme cette continuité en polarité. Les « humanistes » ont la nostalgie du « chaldaïsme », d’un syncrétisme oriental… Mais surtout, la synthèse chrétienne réalisée par la dernière Byzance est si puissante qu’elle fait éclater cette opposition : le renouveau hésychaste, loin de se borner à des méthodes spirituelles, entraîne, à partir de l’« unique nécessaire », une réforme totale de l’Église, devient cultuel, partant culturel. Un Nicolas Cabasilas et les maîtres de la renaissance des Paléologues portent témoignage d’un humanisme chrétien ou plutôt, dans la lumière du Christ transfiguré, d’un divinohumanisme, ce « théandrisme » dont la philosophie religieuse russe du XXe siècle a retrouvé la vocation. Certes les dissociations sont venues vite, sans doute parce que la synthèse palamite était trop vaste pour des temps de repliement. Mais le germe – préservé par le « silence » des contemplatifs – a été fidèlement transmis jusqu’à nous par l’orthodoxie. Qui sait si la rencontre qui s’ébauche aujourd’hui entre la théologie des énergies divines et un Occident tenaillé par la nostalgie du « milieu divin » ne permettra pas enfin l’illumination par la gloire thaborique des abîmes qu’ouvrent autour de nous et en nous notre science et notre angoisse ? 1. Sur le schisme et ses aspects pneumatologiques, voir L’Essor du christianisme oriental (de Photius au Concile de 1285) du même auteur, chez le même éditeur. 2. Du grec hesychia, silence, paix – de l’union avec Dieu. I Le germe « Méthode » et « folie » Le XIIIe siècle a été une époque d’épreuves pour la chrétienté orthodoxe. De 1204 à 1261, Constantinople et la plus grande partie de l’Empire byzantin sont occupés par les Latins et subissent des tentatives de latinisation forcée. À partir de 1240, l’invasion mongole s’abat sur la Russie, menacée à l’ouest par les « croisés » suédois et germaniques. En 1261, Michel VIII Paléologue chasse les Latins de Constantinople et restaure l’Empire. Mais ce grand chef d’État entend subordonner l’Église aux intérêts de sa politique. Il fait illégalement déposer et exiler le patriarche Arsène qui l’avait excommunié pour avoir aveuglé et emprisonné son co-empereur, le jeune Jean IV Lascaris. Surtout, à partir de 1274, il tente d’imposer à l’Église l’« Union de Lyon », conclue avec Rome pour des raisons purement politiques, et que rejette la grande majorité du clergé et du peuple grecs. Le patriarche œcuménique lui- même, Jean Bekkos, créature de l’empereur, persécute les orthodoxes. Les « zélotes » partisans d’Arsène et ennemis de l’union constituent une fois de plus une véritable « Église confessante » dont l’intransigeance persistera jusqu’en 1312 malgré la dénonciation de l’union à la mort de Michel VIII (1282) et l’élection régulière de nouveaux patriarches. Ainsi le XIIIe siècle n’a pas été seulement pour l’orthodoxie un temps d’oppression, mais aussi de troubles proprement religieux : la foi menacée, le patriarche œcuménique entretenant la confusion, les « arsénites » se dressant contre l’Église officielle. Le mystère de l’Église compromis dans sa manifestation historique, certains doivent alors le porter dans leur cœur comme un germe de feu. C’est pourquoi la méthode de la plus haute spiritualité orthodoxe, celle des « hésychastes », longtemps transmise de bouche à oreille, dans le secret, se divulgue alors ouvertement, par écrit, et se répand bien au-delà des milieux monastiques. Là se trouve en effet le germe d’où naîtront une réforme globale de l’Église, la synthèse palamite, une spiritualité pour les laïcs, et les aspects proprement chrétiens de la « renaissance des Paléologues ». Dans ce contexte, on comprend que les grands spirituels orthodoxes de la fin du XIIIe siècle soient des persécutés ou des convertis. Le centre principal de la spiritualité byzantine est alors le mont Saint-Auxence sur la rive asiatique du Bosphore, vaste ensemble de monastères avec des ϰέλλια d’hésychastes. Or c’est une pépinière de zélotes, et l’un de ses maîtres, Athanase Lépentrinos, dirige le parti arsénite. Si l’hésychasme est en décadence à l’Athos – moins sans doute qu’une stylisation de renaissance ne le prétendra au siècle suivant –, il s’exprime avec force dans l’œuvre d’un grand athonite, Nicéphore le Solitaire, et celui-ci, durant la période uniate, fut persécuté et banni. Cette atmosphère de confusion, de violence, oblige les meilleurs à mettre l’accent sur la conscience et le choix personnels. Rien d’étonnant qu’à une époque de brassages de peuples où l’Occident chrétien déferle sur l’Orient, une telle spiritualité se soit particulièrement exprimée par des convertis, par des hommes capables de dépasser l’affrontement opaque des « chrétientés » pour choisir librement leur destin : ainsi Nicéphore le Solitaire, un Italien qui « préféra notre Empire à son propre pays parce que la parole de vérité s’y dispense correctement1 ». Ainsi Nil « l’Italien », uploads/Religion/ byzance-et-le-christianisme-by-olivier-clement.pdf

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  • Publié le Jui 03, 2022
  • Catégorie Religion
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