Monsieur Daniel Gimaret Deux dits de Muhammad (Mahomet) sur les «jambes» de Die
Monsieur Daniel Gimaret Deux dits de Muhammad (Mahomet) sur les «jambes» de Dieu In: Comptes-rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 140e année, N. 1, 1996. pp. 9-18. Citer ce document / Cite this document : Gimaret Daniel. Deux dits de Muhammad (Mahomet) sur les «jambes» de Dieu. In: Comptes-rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 140e année, N. 1, 1996. pp. 9-18. doi : 10.3406/crai.1996.15555 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/crai_0065-0536_1996_num_140_1_15555 COMMUNICATION DEUX DITS DE MUHAMMAD (MAHOMET) SUR LES « JAMBES » DE DIEU, PAR M. DANIEL GIMARET, MEMBRE DE L' ACADÉMIE Hormis quelques exceptions, toutes situées dans les tout pre miers siècles de l'Hégire1, la position ordinaire des théologiens musulmans, de quelque bord qu'ils soient, est de nier que Dieu - le Dieu unique de l'islam - ait un corps, soit un corps, et, à plus forte raison, qu'il ait forme humaine. Ce qui, en vérité, ne va pas immédiatement de soi. La religion islamique a son fondement dans le Coran, censé être l'authentique parole de Dieu, révélée à Son prophète Muhammad. Or le Dieu du Coran - tel, donc, qu'il est supposé s'être Lui-même décrit - est un Dieu, au contraire, nettement anthropomorphe : II a un visage2, des yeux3, des mains4. Il a un Trône sur lequel II est « installé » [istawâf. Il y a là, incon testablement, une difficulté ; mais dont, en définitive, les théolo giens de l'islam se tirent sans trop de dommages. Ils se partagent à cet égard entre deux attitudes. Pour les uns, qui se veulent en tous points fidèles à la lettre de la révélation, ces expressions doi vent être acceptées telles quelles - car, disent-ils, « Dieu doit être décrit comme II s'est Lui-même décrit » -, mais sans chercher à en comprendre le sens ; c'est le principe du bi-ld kayf, littéralement : « sans comment », c'est-à-dire : sans chercher à savoir comment Dieu a des mains, comment II est « installé », etc.6 Pour les autres, ces anthropomorphismes sont tout simplement des métaphores : les yeux de Dieu sont une façon imagée de désigner Sa science ; Ses mains signifient Son bienfait, ou Sa puissance ; Son Trône symbolise Sa seigneurie, et le verbe istawâ est à comprendre comme un équivalent figuré du verbe istawlâ, qui veut dire « domin er, être le maître »7. 1. Cf. Shahrastani, Livre des religions et des sectes, t. I, trad. D. Gimaret et G. Monnot, Paris/Louvain, 1986, 340-341, 347-351, 531-533, 535 et 540. 2. Cf. entre autres 2, 115 ; 13, 22 ; 18, 28 ; 30, 38-39 ; 55, 27. 3. Cf. 11, 37 ; 20, 39 ; 23, 27 ; 52, 48 ; 54, 14. 4. Cf. notamment 3, 73 ; 5, 64 ; 38, 75 ; 48, 10 ; 57, 29. 5. Cf. 7, 54 ; 10, 3 ; 13, 2 ; 20, 5 ; 25, 59 ; etc. 6. Cf. Shahrastani, op. cit., 310-312 et 339-340; H. Laoust, La profession defoid'Ibn Batfa, Damas, 1958, trad., 102. 7. Cf. D. Gimaret, La doctrine d'al-Ash'arï, Paris, 1990, 324-327. 10 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS Seulement, il n'y a pas que le Coran. A côté de la parole de Dieu, il y a celle de Son Envoyé, Muhammad, autrement dit : la sunna, par quoi - s'il faut le rappeler - on désigne l'ensemble des traditions (ou « hadiths ») rapportant les dits et autres actes du Pro phète pendant le temps de sa mission ici-bas. Or, si déjà le Dieu du Coran est anthropomorphe, le Dieu de la sunna l'est infiniment plus. Il n'y a pas de commune mesure entre les anthropomor- phismes, somme toute, rares et discrets du texte coranique et ceux, innombrables, insistants, massifs, des traditions prophétiques. Dans la sunna, par exemple, Dieu n'a plus seulement des mains, II a des doigts. Un hadith célèbre dit que « le cœur de l'homme est entre deux doigts des doigts de Dieu »8 ; un autre, qu'au jour de la résurrection Dieu prendra les cieux sur un doigt, la terre sur un autre doigt, les montagnes sur un troisième, etc.9 ; un autre parle même de Son petit doigt (hinsir)10. Dans un autre hadith encore, où 11 dit avoir rencontré Dieu en personne et avoir eu avec Lui un entretien, le Prophète se serait exprimé en ces termes, selon l'une des versions accréditées : « Dieu alors posa Sa paume entre mes omoplates, au point que je sentis entre mes mamelons la fraîcheur de Ses bouts de doigts (tard anàmilihî). »n S'agissant du Trône, dans la sunna, ce Trône de Dieu n'est plus seulement un symbole, il est bien réel. Un hadith, célèbre lui aussi, dit que, lorsque Dieu s'y assoit, le Trône fait entendre un craquement (aftt), comme le craquement d'une selle neuve sous le poids du cavalier12. La situation des théologiens, cette fois, est beaucoup plus embarr assée. Certes, s'agissant de la sunna, il existe toujours une ressource : contester l'authenticité de telle ou telle tradition. C'est un fait bien connu, et de très longue date : beaucoup de prétendues paroles pro phétiques peuvent être soupçonnées d'avoir été rapportées inexac tement, ou mal comprises, ou même carrément inventées, et c'est pourquoi toute une science de critique du hadith, dès le IIIe siècle de l'Hégire, s'est appliquée à distinguer les traditions « saines » de celles « faibles » ou apocryphes. Malheureusement, beaucoup de ces anthropomorphismes de la sunna - ceux, par exemple, que je viens de rapporter - sont attestés aux meilleures sources, figurent dans l'un ou l'autre des six recueils censés représenter la tradition authentique, et considérés comme canoniques dans l'islam sun nite : Buhârî, Muslim, Abu Dâwud, Tirmidî, Nasâ'ï, Ibn Màga. 8. Shahrastani, op. cit. , 339 et 343 ; H. Laoust, op. cit. , 103. 9. H. Laoust, op. cit., p. 103. 10. Cf. Ibn Fûrak, Muskil al-hadit wa bayânuhu, éd. Mûsâ Muhammad 'Ali, Le Caire, 1979, 263. 11. Shahrastani, op. cit. , 343. 12. Id., Uni., 343 ; H. Laoust, op. cit., 103-104. DITS DE MUÇAMMAD SUR LES « JAMBES » DE DIEU 11 Ici, les théologiens se partagent non plus entre deux mais entre trois attitudes. Une première attitude consiste tout simplement à ne pas tenir compte de ces traditions anthropomorphiques, à faire comme si elles n'existaient pas. C'est la position de l'école dite mu'tazilite, dont un des principes cardinaux est l'affirmation d'une absolue transcendance divine, et pour qui, par conséquent, toute espèce d'anthropomorphisme est une monstruosité. Pour les mu'tazilites, Muhammad n 'a pas pu dire des choses pareilles, un point, c'est tout. La seconde attitude est celle du bi-lâkayf: il faut accepter telles quelles ces expressions que le Prophète a jugé bon d'appliquer à Dieu, sans chercher à les comprendre. Une tro isième attitude, enfin, est de faire en sorte, là aussi, d'expliquer ces apparents anthropomorphismes, en recourant notamment à l'i nterprétation métaphorique ; mais pour le coup, l'entreprise s'avère terriblement hasardeuse, et quasi désespérée. Je donnerai, ci-après, deux exemples, à la fois, de cet anthropo morphisme aggravé, typique de la sunna, et de l'impuissance des théologiens - de ceux, en tout cas, qui croient l'entreprise faisable - à en rendre compte de façon crédible. Il s'agit de deux hadiths attribuant à Dieu une jambe, ou des jambes. Le premier exemple est particulièrement caractéristique. Le hadith en question apparaît en effet comme le prolongement direct et, partant, l'explication, dans le sens du pur anthropomorphisme, d'une obscure expression coranique qui, par elle-même, n'im plique aucunement d'être ainsi interprétée. Au verset 68, 42, le Coran dit, pour parler du jour de la résurrection : yawma yuksafit 'an sâqin, ce qui veut dire littéralement : « le jour où une jambe sera découverte. » Que l'on doive bien comprendre ainsi, littéralement parlant, est confirmé par le verset 27, 44, où il est question de la reine de Saba arrivant dans le palais de Salomon : le dallage de la pièce où se tenait Salomon étant fait de pur cristal - on retrouve là la trace d'une légende juive -, la reine de Saba « crut voir une pièce d'eau », et en conséquence, dit le Coran : kasafat 'an sâqayhâ, « elle découvrit ses jambes », autrement dit, elle retroussa sa robe. Dans ce dernier cas, le sens propre s'impose, sans difficulté. Concernant 68, 42, les exégètes au contraire - qu'il s'agisse de l'exégèse musul mane classique ou de l'exégèse orientaliste moderne - sont una nimes à considérer que l'expression yuksafu 'ansàqin est à prendre au figuré. Pour l'exégèse ancienne, l'expression viserait à suggérer l'atmosphère de violence, d'effroi, d'intensité dramatique qui entou rera la scène de la résurrection, et cela parce qu'en arabe il est accoutumé de dire qâmati l-harbu 'alà sâqin, ou kasafati l-harbu 'an sâqin, littéralement : « le combat se tint sur une jambe », ou « décou- 12 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS vrit une jambe », pour dire qu'il devint féroce13. Les traducteurs modernes invoquent plutôt, quant à eux, l'idée d'un danger qui pousse à uploads/Religion/ deux-dits-de-muhammad-mahomet-sur-les-jambes-de-dieu-pdf.pdf
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- Publié le Apv 09, 2021
- Catégorie Religion
- Langue French
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