-^— A. TOUSSAINT-LUCA Guillaume Apollinaire (Souvenirs d'un FKmi) '^ ÉDITIONS D

-^— A. TOUSSAINT-LUCA Guillaume Apollinaire (Souvenirs d'un FKmi) '^ ÉDITIONS DE LA PHALANGE 33, Rue Franklin PARIS 1920 '^''^A. TOUSSAINT- LUCA Guillaume Apollinaire (Souvenirs d'un Fkmij ^é\ w ÉDITIONS DE LA PHALANGE 33, Rue Franklin PARIS 1.920 ?(^ SUR GlflLLÂlIME PUINAIRE La Foire de Nice Lorsque Guillaume Apollinaire entra au lycée, il nous plut et nous l'accueillîmes dans notre groupe. Car de notre temps, les élèves se partageaient en groupes et formaient déjà des < partis ». Il acceptait volontiers de se mêler à nos jeux lorsque nous le lui demandions et que nous avions besoin d'un partenaire. Mais, tout en se montrant avec nous très gai et très enjoué, il avait une certaine gravite de jeune homme tôt déve- loppé, qui en savait bien plus que nous et il nous en imposait. J'avais remarqué qu'il arrivait tons les matins en classe avec sa serviette bourrée de journaux et de livres. J'avais bien envie de savoir ce qu'il pouvait ain&i apporter, quels journaux et quels livres. Mais il se gardait bien de tirer de sa serviette ce qu'elle rece- lait. J'étais convaincu, d'ailleurs, qu'il se cachait dans cet enfant si grave et si sérieux, un anarchiste, quelque disciple de Kropotkine ou de Ravachol. Et cela m'intriguait fort. Je n'osais cependant lai en par- ler. On a généralement plus d'audace entre condis- ciples. _- 4 — Un matin, notre professeur nous aj^ant donné comme sujet de dissertation une lettre de Clément Marot à je jic sais plus lequel de ses contemporains, j'eus la fan- taisie d'écrire mon devoir en style Clément Marot, avec le souci, bien entendu, de respecter jusqu'à l'or- thographe de ce poète. C'est un jeu assez facile auquel les élèves se livrent parfois et je me souviens des yeux surpris de Guillaume Apollinaire quand notre professeur déclara qu'il ne pouvait admettre ni ce style, ni cette orthographe. Je me promis de me rattraper. « La fois d'après », comme on dit dans notre Midi, j'eus la hardiesse de jKirler dans ma dissertation de Henri de Régnier, qui n'était pas encore de l'Académie, de Francis Vièlé- (rriffin à qui j'attribuais un jugement sur Racine et Corneille, d'Emmanuel Signoret, qui se faisait à peine connaître et auquel je prêtais une très grande et péremptoire autorité. Je citais une strophe parfaite- ment incompréhensible de Stéphane Mallarmé, d'au- tant plus incompréhensible qu'elle était isolée d'un 1>oème fort abscons et que j'en faisais l'application aux mêmes Racine et Corneille. On ne pouvait être plus fantaisiste et mon professeur proclama, en effet, que c'était là uniquement de la fantaisie. Mais c'en était fait. A dater de ce moment, Guil- laume Apollinaire savait que dans sa classe il avait un camarade qui s'intéressait aux choses modernes. A la fin du cours il vint à moi : — Tu connais Mallarmé ? — Oh ! peu. — Henri de Régnier ? — Je suis enthousiasmé par L'Homme et la Sirène! — Vièlé-Griflin ? — Oui, je voudrais écrire un poème comme la Che- vauchée d'Yeldis! — Eh bien, me dit-il, moi aussi. Je les ai tous lus. — 5 Et puis il faut lire do Romy de Gounnont les Cho- raux de Dioviidc. Puis nous passâmes toutes nos récréations à bavar- der sur les derniers poètes que nous découvrions. Ht comme déjà (ruillaume Apollinaire était un i^rand fumeur, il me tendait des ciji^arettes que j'allais fumer le soir, pendant l'étude, dans un coin caché de la cour. La littérature nou.s avait raj^prochés. Elle allait faire, de nous, deux intimes amis que le temps ni la distance ne devaient .séparer. Que de vers ne nous sommes-nous pas communiqués, à peine jaillis de notre imagination ! Oue de lettres, toutes vibrantes des passions de notre époque, ne nous sommes-nous pas écrites! J'ai conservé un très grand nombre de celles que m'avait adressées Apollinaire. Elles ont pour moi, aujourd'hui, la valeur exquise d'un s/>uvc- nir ancien et sont comme la relique d'une amitié qui ne s'éteint point, même par delà la tombe. Otiel esprit charmant, quel causeiir adorable c'était ! Sa curiosité le portait à la recherche des anecdotes, des histoires excentriques, des détails les plus drôles et les moins connus. Il savait déjà tous les bons mois, toutes les petites aventiires qui sont les à-côté de l'histoire, mais qui en sont aussi l'agrément. Il aurait pu nous dire si tel mage se vêtait de brocard bleu et se coifîait d'un chapeau pointu, si telle fée avait une robe cou- letiT du temps. Il connaissait toutes les inquiétudes des incubes et des succubes. Il vivait au milieu de la légende, de l'anecdote et de l'historiette. 11 nous inté- ressait vivement en nous apprenant tout ce que nous ignorions et qu'il savait déjà! Maintenant que nous nous connaissions, il s'habi- tuait parfaitement à me communiquer chaqi:c matin les journaux. Rien ne nous paraissait en vérité plus in.structif que le Pall Mail Scnmiue de Jean Lorrain qui tenait cette chronique dans le Journal sous le pseudonyme de Restif de la Bretonne. Il me mettait au courant de tous les petits faits, de tous les potins littéraires ou artistiques lorsque, trop surveillé. - 6 — il m'était impossible de lire les journaux. Il m'appre- nait, par exemple, que Liane de Pougy, qui avait les plus beaux yeux bleus du monde, avait tenté de se sui- cider parce que Jean Ivorrain l'avait abandonnée ; que la Belle Otero avait, dans telle circonstance, porté les plus jolis bijoux, et qu'elle avait eu des débuts fort modestes, etc., etc. Tout cela avait fini par créer, chez lui et chez moi, une manière de dilettantisme qui nous portait à nous intéresser bien plus aux petits détails d'une chronique qu'aux fameux « faits historiques pro- prement dits, » Un dimanche de sortie, Guillaume Apollinaire qui u'était que demi-pensionnaire, vint me prendre au moment où. je quittais le Lycée. Nous étions à l'ap- proche des fêtes de Noël et il y avait à Nice une taraude foire, avec toutes les distractions d'usage : des baraques où, pour une somme minime, l'on pouvait voir toutes sortes de monstres : une femme à barbe, une femme aux pattes de homard, la Fée Marie, sans bras ni jambes qui, avec ses lèvres, savait écrire, cou- dre et « maiiier les ciseaux », une homme-serpent, un nègre qui avalait de l'étoupe enflammée, un homme qui- avalait des sabres, etc. En un mot, toutes les choseis extraordinaires qu'on ne voit que dans les foires et qui sont loin, malheureusement pour l'espèce humaine, d'être des fumisteries. Nous a\ions fort envie de visiter toutes ces bara- ques, mais une surtout nous avait attirés : c'était un théâtre ambulant, monté en planches où, pour la somme de o fr. 30, nous pouvions entendre Faust, La Dame aux Camélias, Le Jour et la Nuit, et Le Ma- lade Imaginaire ! Nous nous portâmes vers ce théâtre, lion pour la curiosité que pouvait inspirer la pièce elle-même (elle nous intéressait peu), mais nous vou- lions faire des études de mœurs et de caractères! Il y avait là, il faut le dire, une affluence toujours consi- ilérable. Le Barnum avait soin d'annoncer, après les .^ons de trompe, que les représentations étaient don- nées par « les meilleurs artistes des meilleurs théâtres de Paris ». Nous dûmes attendre longtemps avant de pouvoir entrer. Nous entrâmes enfin. Nous étions un peu ahuris de nous trouver dans cette foule bigarrée et criarde. Il faut reconnaître que ce n'était pas tout à fait un monde très distingué. Une sonnette. Trois coups, comme chez Molière. Silence. Toussotements. Rideau. On jouait Faust. L'orchestre était représenté par nn seul pianiste, homme immense, long et maigre comme un jour sans pain. Apollinaire me dit : — Avec ses cheveux longs, son plastron, sa che- mise absente, sa grande redingote noire, ce doit être un poète. Veux-tu que nous lui parlions à la fin de la représentation ? De fait, le spectacle achevé, nous nous approchons du pianiste. On l'interroge. On le complimente d'être tout l'orchestre à lui tout seul. Apollinaire qui était musicien et qui jouait fort bien du piano, lui dit son étonnement de l'avoir vu animer un instrument qui paraissait tout d'abord désaccordé. — Mais, Monsieur, lui demanda-t-il, ne seriez-vous pas poète? — Si fait, répondit l 'homme-orchestre. J'ai publié quelques vers, j'ai vécu longtemps avec Paul Ver- laine... Quoi, nous étions avec un poète qui avait vu, qui avait connu Verlaine ! Ceci nous semblait une gloire si grande que nous en demeurions pleins d'enchante- ment. Nous connaissions un homme qui avait connu Verlaine! Cet homme venait, du coup, de faire notre conquête. — Monsieur, dit Apollinaire, voudriez-vous être assez aimable pour nous dire votre nom ? — Je me nomme Charles, répondit froidement l'Or- chestre. A propos, mes amis, ne pourriez-vous pas me rendre le service de me prêter quarante sous jusqu'à demain? Apollinaire et moi nous nous regardâmes. Nous ~ 8 — avions juste quelques sous en poches. Nous nous coti- sâmes et louiîmes les quarante sous à l'ami de Ver- laine. uploads/Religion/ guillaume-apollinaire.pdf

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  • Publié le Fev 09, 2022
  • Catégorie Religion
  • Langue French
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