L’impeccabilité du prophète Muḥammad dans le credo sunnite D’al-Ašʿarī (m. 324/

L’impeccabilité du prophète Muḥammad dans le credo sunnite D’al-Ašʿarī (m. 324/935) à Ibn Taymiyya (m. 728/1328) Nadjet Zouggar Université de Toulouse Le Mirail Dans la littérature religieuse de l’islam, le substantif ʿiṣma 1 renvoie à plusieurs sens qui convergent vers l’idée de « protection » ou de « préservation » de l’erreur ou du péché. Le mot ʿiṣma englobe ainsi l’idée d’infaillibilité, entendue comme la capacité d’être à l’abri de l’erreur, qu’elle soit produite en conscience ou non ; ce qui inclut l’erreur d’estimation (tark al-awlā) ou bien l’erreur dans l’effort d’interprétation (al-iǧtihād), le lapsus (al-zalal) et l’inadvertance (al-sahw). La notion couvre également le sens d’impeccabilité, c’est-à-dire la préservation de la faute intentionnelle qui comprend les petits (al-ṣaġā’ir) et les grands péchés (al-kabā’ir). Si la tendance à blanchir le Prophète Muḥammad en l’exemptant de toute erreur est manifeste dès les premières écritures biographiques de l’islam 2, il est important de noter que le Coran et le Hadith ne mentionnent pas la ʿiṣma des prophètes entendue comme une préservation de l’erreur ou bien du péché. Les sources scripturaires d’autorité de l’islam ne permettent donc pas d’établir la doctrine de l’impeccabilité ni même celle de l’infaillibilité des prophètes 3. Cette notion est probablement entrée dans l’islam par la pensée chiite, sous l’influence de croyances venues de l’Orient ancien, assignant aux hommes investis 1. Le mot ʿiṣma est une déclinaison de la racine ʿ-ṣ-m. Al-ʿiṣma : al-manʿ (interdiction) ; ʿaṣamahu : waqāhu (protection) ; al-ḥifẓ (la préservation) ; al-iʿtiṣām bi-šay’ : al-imtisāk bi-šay’ (l’idée de s’attacher ou de s’en tenir à quelque chose). Voir Ibn Manẓur, Lisān al-ʿarab, vol. 10, p. 175-178. 2. Notamment chez Ibn Saʿd, Ibn Hišām et al-Ṭabarī. Le ḥadīṯ de Muḥammad purifié par des anges alors qu’il était enfant illustre ce phénomène : « On m’envoya deux hommes vêtus de blanc avec une écuelle en or pleine de neige ; ils m’ouvrirent la poitrine, me fendirent le cœur afin d’en extraire une adhérence noire, ils me lavèrent ensuite le cœur et la poitrine avec de la neige » (Ibn Hišām, Sīrat al-nabī, p. 176). 3. Le Coran mentionne toutefois des dérivés de la même racine, notamment : « wa-ʿtaṣimū bi-ḥabli l-Lâhi ǧamīʿan » (mettez-vous hors de péril en vous rattachant à la protection de Dieu, Coran 3, 103) et « wa-Allāh yaʿṣimuka min al‑nās » (Et Dieu te mettra hors d’atteinte des hommes, Coran 5, 67). Seul un ḥadīṯ cité dans le recueil d’Ibn Ḥanbal évoque la ʿiṣma dans un sens qui se rapproche de l’idée d’impeccabilité : « Si vous adoptez mon exemple, car je suis votre Prophète, je n’en serai digne si je n’étais préservé (maʿṣūm) de Satan ». Voir Wensinck 1965, vol. 4, p. 249-250. Bulletin d’Études Orientales, LX, 2011, Ifpo, Damas, p. 73‑90. 74 nadjet zouggar par une instance divine, afin de guider leur communauté, nombre d’attributs surnaturels 4. Les muʿtazilites avaient adopté la doctrine de l’impeccabilité morale des prophètes pour l’ériger en argument rationnel dans leur démonstration de la validité du prophétisme (dalā’il al-nubuwwa). Par la suite, la doctrine fut naturellement absorbée par le credo sunnite avec la formation des traités de kalām mātūridite et ašʿarite. On la voit apparaître dans les professions de foi sous forme d’affirmation et dans les questions traditionnelles (samʿiyyāt) des traités de kalām où elle est devenue incontournable 5. Toutes ces écoles divergeaient quant à la portée et la nature de la ʿiṣma. Elle relevait selon les muʿtazilites et les chiites du même argument rationnel qui justifie l’envoi de prophètes, à savoir une bienveillance obligatoire pour Dieu (luṭf wāǧib) envers ses créatures. Les ašʿarites, eux, invoquaient le plus souvent la tradition ex auditu (al-samʿ) et plus précisément, le consensus des savants (iǧmāʿ) pour parler de cette notion 6. Dans un premier temps, ces derniers semblent avoir restreint l’utilité de la ʿiṣma à la sauvegarde de l’intégrité de la révélation, ne visant alors que l’infaillibilité du Prophète dans la transmission du message divin. Mais en insistant sur la période qui suit la révélation, l’impeccabilité du Prophète entendue comme une inhérence absolue allait pourtant faire son chemin. C’est ainsi que chez les ašʿarites tardifs, la doctrine finit par englober les deux sens d’impeccabilité et d’infaillibilité totales de tous les prophètes, à partir de leur investiture. Partisans d’une lecture littéraliste de la révélation, les traditionnistes que l’hérésiologie ašʿarite surnommait « ḥašwiyya » sont restés attachés au sens apparent des versets coraniques où les prophètes sont admonestés et n’ont donc pas adhéré à la doctrine qui nous intéresse ici 7. Selon eux, ces versets témoignent explicitement de ce que tous les prophètes, y compris Muḥammad, ont commis des péchés avant et pendant leur mission 8. Al-Ašʿarī et ses premiers disciples : Une impeccabilité limitée Aucun des ouvrages d’al-Ašʿarī (m. 324/935) qui nous sont parvenus ne permet d’affirmer qui'il adhérait à la doctrine de l’impeccabilité ou de l’infaillibilité des prophètes 9. 4. Pour des éclaircissements sur ce point, il faut se reporter aux études du courant « comparatiste » entre le monothéisme biblique et les religions de l’Orient ancien qui font ressortir les origines de nombreuses croyances comme celle qui nous occupe ici. Voir Sfar 1998, p. 157-197. 5. Wensinck 1965, p. 217-218. 6. Al-Baġdādī, Uṣūl, p. 167. 7. Ibn Baṭṭa, al-Šarḥ, p. 120. 8. Nous évoquons plus bas les principaux passages du Coran invoqués contre la ʿiṣma. 9. En effet, sa célèbre profession de foi, al-Ibāna, ne mentionne pas la ʿiṣma. Son traité d’hérésiologie Maqālat expose, avec une neutralité remarquable, les opinions des murǧiʿites, des rāfiḍites et des muʿtazilites sur la question, sans mention aucune de l’opinion des siens (voir Al-Ašʿarī, Maqālāt, p. 48-49, p. 151, p. 226-227). Et le Kitāb al-lumaʿ n'apporte rien de plus. Ce mutisme a d’ailleurs laissé libre cours à des interprétations divergentes dans les études d’islamologie. Dans l’article « ʿiṣma » de l’Encyclopédie de l’Islam, Madelung (1971, p. 191) écrivait : « L’opinion attribuée plus tard à al-Ašʿarī, selon laquelle les prophètes sont exempts de l’erreur et du péché après mais non avant leur mission, n’est probablement pas authentique, elle reflète cependant la doctrine postérieure généralement professée 75 L’impeccabilité du prophète Muḥammad dans le credo sunnite Aussi, lorsqu’on considère le parcours de ses idées, les disciples de ce fondateur d’un kalām consensuel ont eu à le suivre dans sa démarche de conciliation entre, d’une part, les traditionnistes représentés par une école ḥanbalite très vigoureuse à son époque et, de l’autre, le courant muʿtazilite dont il est resté tributaire même après son départ de leur école 10. Pour autant, si les sources directes d’al-Ašʿarī ne nous renseignent pas sur son attitude vis-à-vis de la ʿiṣma des prophètes, le Muǧarrad maqālāt al-Ašʿarī, qui est une synthèse de sa doctrine établie par son disciple Abū Bakr Ibn Fūrak (m. 406/1015), procure quelques éléments éclairants. Nous y apprenons d’abord qu’al-Ašʿarī enseignait qu’il existe des gens qualifiés par la ʿiṣma (maʿṣūmūn) en dehors des prophètes 11. Sa théorie énonce en substance que si Dieu accorde ses grâces (alṭāf), dont fait partie la ʿiṣma, à une personne assujettie (mukallaf) sans qu’un grand péché vienne obscurcir le tableau, on peut alors la considérer comme préservée dans l’absolu (maʿṣūm muṭlaqan). Et si cette personne témoigne de l’unicité de Dieu (tawḥīd) et s’en remet à Lui pour la résurrection, elle est dite « préservée de la mécréance » (maʿṣūm min al-kufr). Ibn Fūrak transmet à cet effet : « Il [al-Ašʿarī] disait qu’il ne niait pas qu’il puisse y avoir des gens dont Dieu sait qu’il ne commettront pas de grands péchés, en dehors des envoyés ; ce sont là des ‘‘préservés dans l’absolu’’ ». Mais notre rapporteur d’objecter aussitôt : « Nous ne professons pas cela pour ce qui concerne un individu en dehors des prophètes et envoyés (lā yuqāl ḏālika ʿinda-nā fi wāḥid bi-ʿayni-hi mā ḫalā al-anbiyā’ wa-l- mursalīn) sauf ce qui est transmis par la communauté lorsqu’elle s’accorde sur un cas qui est validé, car le consensus est préservé de l’erreur 12. » Le commentateur se démarque ici de la doctrine de son maître qui semble relativiser le caractère exclusif de la ʿiṣma en l’admettant de fait pour toute personne croyante qui n’a pas commis de grand péché. Al-Ašʿarī aurait donc opté pour un sens pratique de la notion de ʿiṣma, en rupture avec l’idée d’un privilège divin accordé aux prophètes afin qu’ils guident mieux leurs communautés. Une idée largement répandue chez les muʿtazilites et les chiites dont certains de ses disciples tardifs se feront l’écho. par les ašʿarites qui limitaient l’exemption à la période postérieure à la mission et admettaient, pour la période antérieure, les fautes graves et légères, mais non l’incroyance ». Et dans son ouvrage sur la doctrine d’al-Ašʿarī, D. Gimaret (1990, p. 459) s’opposant à l’avis de W. Madelung déclarait : « Je ne vois pas ce qui permet à Madelung d’affirmer que l’attribution à al-Ašʿarī d’une telle thèse ‘‘n’est probablement pas authentique’’. Les indications de Pazdāwī à ce sujet sont en tout cas entièrement confirmées par le Muǧarrad. Et qu’Ašʿarī ait pensé ainsi n’a, en soi, rien de surprenant uploads/Religion/ l-impeccabilite-du-prophete-muammad-dan.pdf

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  • Publié le Sep 10, 2022
  • Catégorie Religion
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