Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient Contributions à l'étude du Mantr

Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient Contributions à l'étude du Mantraśāstra : III. Le Japa André Padoux Citer ce document / Cite this document : Padoux André. Contributions à l'étude du Mantraśāstra : III. Le Japa. In: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 76, 1987. pp. 117-164; doi : https://doi.org/10.3406/befeo.1987.1719 https://www.persee.fr/doc/befeo_0336-1519_1987_num_76_1_1719 Fichier pdf généré le 08/02/2019 CONTRIBUTIONS À L'ETUDE DU MANTRASÀSTRA PAR André PADOUX III* Le japa Etudier le japa, c'est d'abord se poser la question de la traduction de ce terme: que signifie pour nous le mot japa? Une réponse ne peut toutefois être donnée - si elle peut l'être - qu'en fonction des définitions et des descriptions du japa dans les textes et de ses usages religieux- rituels. Or les unes comme les autres ont sensiblement varié au cours de plus de deux millénaires d'utilisation du mot et de la conduite qu'il désigne. Une traduction unique et satisfaisante, qui impliquerait une conception unifiée du japa et une interprétation également une de toute la pratique au cours des temps, sont impossibles. On va donc utiliser ici le mot sanskrit japa sans le traduire, l'étude faisant apparaître, avec la diversité des usages, la variété des sens que ce terme peut avoir eu, ou qu'il a encore puisque, comme pour tout ce qui touche à l'hindousime tantrique, il s'agit là d'une tradition toujours bien vivante en Inde. Japa, substantif masculin, se rattache à la racine JAP qui, dit le Dictionnaire Sanskrit- Français de Stchoupak, Nitti et Renou, signifie «murmurer, marmonner, réciter, prier à voix basse». JAP, japati, pour le Sanskrit Dictionary de Monier- Williams, c'est «to utter in a low voice, whisper, mutter (especially prayers & incantations); to pray to anyone in a low voice; to invoque or call upon in a low voice,» \ejapa lui-même étant «muttering, whispering ...; muttering prayers, repeating in a murmuring tone passages from scripture or charms or names of a deity, etc.; muttered prayer or spell.» Le Dictionnaire de Saint-Pétersbourg donne pour JAP: «halblaut, flisternd hersagen, hermurmeln» et роит japa: «das flisternde Aussagen eines Gebetes, Liedes, usw.; ein auf dièse Weise hersagtes Gebet.» D'où la traduction de japa par Murmelmeditation parfois utilisée en allemand (ainsi par J. W. Hauer, DerYoga), qui rend assez bien compte du double aspect de récitation murmurée et de concentration mentale du japa. L'encyclopédie sanskrite Sabdakalpadruma, de son côté, décrit le japa comme vidhànena mantroccaranam, «énoncé d'un mantra selon les règles» et elle cite ensuite un certain nombre de textes, surtout puràniques, décrivant les règles de cette récitation. * Pour I (mantroddhâra) et II (nyàsa), voir BEFEO, tome LXV (1978), pp. 65-85 et LXVII (1980), pp. 59-102. 118 André Padoux Ces premières indications - on pourrait en ajouter bien d'autres de cette sorte - font déjà apparaître \ejapa comme un murmure ou une récitation à voix basse d'un texte ou de paroles de caractère religieux ou magique et plus spécialement de mantras, murmure ou récitation - prière peut-être - qui doit se faire selon certaines règles: c'est un énoncé rituel; cela semble être en outre essentiellement un énoncé à voix basse. Le sens principal de JAP est en effet «murmurer». Nous verrons toutefois que le japa peut également se faire à voix haute, comme aussi (et bien mieux d'ailleurs) de façon silencieuse ou purement mentale. Le japa, enfin, n'est en principe pas un énoncé isolé. C'est la répétition d'une formule qu'il faut, comme disent les textes, énoncer «encore et encore», bhuyo bhuyah, parfois même, nous le verrons (cf. infra, p. 129), un nombre énorme de fois. Le terme est d'un usage ancien, la récitation elle-même, à but religieux, de textes du Veda étant sans doute plus ancienne encore. Le mot japa se rencontre dès les Srautasutra et les Grhyasûtra pour désigner une prière murmurée ou, «plus techniquement, la récitation des mots bhur, bhuvah, svar, 03m.»1 C'est alors la récitation murmurée de stances ou de formules par les officiants ou le yajamâna à certains moments du culte védique. Dans le domaine védique, le japa a une particulière importance dans le svàdhyàya, la récitation personnelle du texte védique qui est, dit-on, un japayajňa: un sacrifice consistant en une récitation, donc une offrande de la parole. Or le svàdhyàya est le brahmayajňa, le sacrifice au brahman, le plus haut des cinq mahàyajna que prescrit la tradition.2 Le japa, dans la mesure même où il est un énoncé, où il est fait de parole, se fait avec ce qu'il y a de plus haut, puisque le brahman est parole: brahma v ai vâc (AitBr 4. 21,1). On a là affirmée dès une époque ancienne une notion qu'on retrouvera plus tard sous diverses formes tendant toutes à marquer le très haut niveau salvateur du japa ou son importance primordiale dans certains rites. Prééminence qu'affirmait aussi la Bhagavad Gïtâ (10. 25) en faisant dire à Krsna yajnânàm japayajňo 'smi, «parmi les sacrifices, je suis celui de la parole murmurée». Telle est aussi la doctrine de Manu (2. 85): «le sacrifice consistant en une récitation est dix fois supérieur à celui qui consiste en l'accomplissement des actions rituelles prescrites», vidhiyajnàj japayajňo visisto dašabhir gunaih. Manu complète cette hiérarchie du japa en ajoutant: «le japa à voix basse lui est cent fois supérieur et celui fait mentalement mille fois» (upâmsuh syàcchatagunah sâhasro mànasah smrtah).3 On a là une hiérarchie qui ne cessera jamais d'être présente et qu'exploiteront particulièrement diverses formes de japa tantrique, dont celles considérées comme les plus hautes ne seront plus du tout des énoncés vocaux, mais des pratiques mentales ou spirituelles et de yoga. Cette hiérarchie peut paraître surprenante puisque la forme la plus haute de cet acte de parole qu'est en principe le japa sera précisément celle où nulle parole n'est énoncée et qui n'est que pensée. Mais cela ne fait qu'appliquer au japa une conception de la parole tout à fait générale en Inde.4 La parole, originairement, dans la mesure où elle est identique au brahman, à la parole du brahmane, est silence. Et le 1 L. Renou, Vocabulaire du rituel Védique (Paris: Klincksieck, 1954), p. 68. 2 L'Amarakosa (2. 7, 47) écrit: svàdhyàyah syàj japah, soulignant ainsi soit le rôle du japa dans le svàdhyàya, soit le fait que tout japa est un sacrifice de parole, donc, comme le svàdhyàya, un mahàyajna, un acte rituel d'une haute importance. 3 Voir Manu, 2.11 г. 87, sur la valeur et le mérite du japa de OM avec les vyâhrti et la gàyatrï. 4 Cf. A. Padoux, Recherches sur la symbolique et l'énergie de la parole . . . (Paris: de Boccard, 1975) - ci-après: Recherches -, passim. Je concluais: «Une étude consacrée aux puissances de la Parole aboutit en définitive à reconnaître la suprématie du silence.» (ibid., p. 347). Contributions à l'étude du Mantrasàstra 119 brahman, l'absolu métaphysique, est conscience, laquelle est silencieuse.5 D'un silence, dira-t-on plus tard, source de la parole et riche en essence de toutes ses virtualités, de toute sa puissance. La parole, on Га dit souvent, sort du silence pour finalement y retourner et s'y résorber. Cela se fera notamment, comme on va le voir, par certaines formes áejapa. Posons donc ici comme une règle partout admise que lejapa vocal, vâcika, c'est-à-dire audible pour un tiers, en est la forme la plus basse. Celui upâms'u, où le récitant, murmurant, ou priant, articule les mots ou les sons mais reste inaudible, est la moyenne. Lejapa le plus haut étant purement mental, mànasa (ce qui n'exclut d'ailleurs pas toute articulation de la parole, mais celle-ci reste intérieure).6 Sans vouloir en aucune façon suivre - même très schématiquement - l'histoire du japa, on peut cependant citer parmi les mentions anciennes de cette pratique celle qu'on trouve dans le Moksadharmaparvan du Mahàbhàrata (12. 189-193), qui définit lejapa comme la récitation d'un texte védique utile (japet vaisamhitâm hitâm) - sans d'ailleurs préciser quel texte - et qui le pose par rapport au Sàmkhya et au Yoga. Il y apparaît comme une pratique héritière du svàdhyâya et donc jugée, comme celui-ci, très haute, puisque c'est l'offrande de la toute- puissante et divine parole védique. (Ce qui évidemment rejoint l'enseignement de la BhG. 10.25 - cf. supra, p. 118.) Cette pratique (japavidhï) est prévue pour l'homme dans le monde aussi bien que pour le renonçant. Elle doit s'accompagner d'observances: contrôle des sens, véridicité, etc. et, soit sacrifice, soit au contraire renoncement aux sens et au sacrifice. Ce japa donnera à l'un des pouvoirs divins; l'autre, le renonçant, il l'amènera au dhyâna puis au samàdhi et de là au plan le plus haut: la fusion dans Yàtman.1 Le jàpaka est ainsi l'égal du yogin (ou même son supérieur). On a donc là une voie de salut parallèle à celles du Sâmkhya et du Yoga. On peut se demander8 s'il ne faut pas voir dans ce passage du MBh une façon d'affirmer la valeur et la supériorité du japa, en tant que tradition héritière directe du Véda, par rapport à une autre tradition (sentie peut-être comme un peu extérieure), celle du Yoga- deux courants qui se rejoindront ensuite dans le japa uploads/Religion/ contribution-a-l-x27-etude-du-mantrasastre-la-japa.pdf

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  • Publié le Jui 30, 2022
  • Catégorie Religion
  • Langue French
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