La mystique du coeur en Islam « Ni ma terre ni mon ciel ne Me contiennent, mais

La mystique du coeur en Islam « Ni ma terre ni mon ciel ne Me contiennent, mais le cœur de mon serviteur croyant Me contient » Directeur Scientifique de l'Institut français du Proche-Orient, Pierre Lory présente une autre manière de vivre l'Islam que celle habituellement pratiquée, celle de la religion du coeur, grâce à une rencontre spirituelle avec le divin. Il existe au fond deux modalités principales possibles de vivre l'attachement à l'Islam pour les Musulmans croyants. La première est centrée sur l'obéissance à la Loi : c'est par les actes cultuels légaux que le croyant peut se rapprocher d'un Dieu inaccessible par tout autre truchement. L'autre, tout en respectant la pratique de la Loi, y ajoute une dimension supplémentaire : la vie terrestre peut être une occasion de rencontre avec le divin, vécu comme tout proche. C'est la religion du cœur, et c'est d'elle que je voudrais transmettre quelques brèves données ici. L'Islam est né au 7ème siècle de notre ère. De 622 à 632, le prophète Muhammad assit sa nouvelle religion sur un état qui, à sa mort, comprenait l'ensemble de la péninsule arabique. La religion était déjà complètement intriquée dans un système social. Les conquêtes arabes étendirent rapidement l'empire musulman jusqu'à l'Espagne à l'ouest et à la vallée de l'Indus à l'est. Au sein de cet empire, la religion officielle se structura selon les règles précisées progressivement par un corps de juriste, les oulémas. Nulle dimension mystique ne transparaissait dans cette nouvelle forme religieuse au premier abord. Toutefois, au fil du temps, en tout cas à partir du 8ème siècle, apparurent des personnes isolées ou des petits groupes qui ne se satisfaisaient plus de la vie religieuse sociale ordinaire. Sans constituer de monastères au sens strict - le monachisme, contraire à l'esprit de l'Islam, est condamné - ils se retiraient à l'écart des agglomérations, et menaient une vie d'ascèse, se consacrant jour et nuit à des prières et des dévotions diverses. Le prestige de ces saints hommes s'accrut. Ils se rendaient socialement visibles par la pauvreté de leur mode de vie : aussi les appela-t-on faqîr(pauvre), darvîsh (mendiant), ou surtout sûfî (celui qui s'habille de laine, tissu des plus démunis). Vers le 10ème siècle, ce « soufisme » devint une manifestation sociale considérable par le rayonnement qu'il exerçait. A partir du 12ème siècle, son poids devint parfois prépondérant : regroupés en confréries parfois très nombreuses et puissantes, dotés de structures et de moyens économiques, les Soufis occupèrent un rôle central dans la cité musulmane - rôle qu'ils conservèrent jusqu'au 19ème siècle le plus souvent. Qu'est-ce qui fait la différence entre un Musulman ordinaire et un Soufi ? Comme je le disais en commençant, c'est la conviction que le divin peut être expérimenté dès ici-bas, avant même la Résurrection finale. Et le moyen, le lieu de cette expérience, c'est le cœur. J'en viens donc au sujet propre à notre commune recherche ici. Le Coran, qui constitue une source d'inspiration première pour les Soufis, parle très fréquemment du cœur comme organe de la compréhension de la foi. Il utilise pour ce faire quatre termes que l'on a pu différencier comme suit : qalb : est une appellation générale pour l'ensemble des facultés cognitives et affectives de l'être humain. Ainsi dit-on « œil » pour désigner l'ensemble de l'organe de vision. sadr : la poitrine. C'est le lieu du combat spirituel. Il contient le centre comme le blanc de l'œil qui entoure la pupille. fu'âd : c'est le centre même du cœur, celui qui permet la vision mystique. Il est comparable à la pupille de l'œil. lubb : c'est l'effusion de la vie spirituelle, comme la lumière du regard ; la contemplation elle- même. Nûrî, mystique du 9ème - 10ème siècle, propose une autre distinction, complémentaire : dans le sadr réside le siège de la soumission extérieure, liée au milieu social (islâm), dans le qalb celui de la foi personnelle, dans le fu'âd celui de la connaissance vécue des choses divines et dans le lubb le lieu de l'union mystique. Ces subtilités du lexique coranique indiquent que, pour tous les Musulmans, la compréhension par la foi s'adresse à une faculté particulière, qui n'est pas simplement rationnelle - le terme de raison (aql) n'apparaît pas en tant que tel dans le Coran - mais aussi intuitive, impliquant tout l'être en fait. Le cœur suppose la compréhension, mais il engage aussi la sensibilité. Ceci est comme condensé dans les versets du Coran XXXIX 21-23 : « Ne vois-tu pas que Dieu fait descendre du ciel une eau qu'il achemine vers des sources jaillissantes dans la terre et par laquelle il fait germer des graminées de diverses espèces ? Celles-ci se fanent et tu les vois jaunir, puis devenir des brins desséchés. En vérité, il y a en cela matière à réflexion pour les hommes doués d'intelligence (littéralement : doués de lubb) * Eh quoi ! Celui dont le cœur (sadr) a été ouvert par Dieu à l'islâm reçoit ainsi une lumière de son Seigneur... Malheur à ceux dont les cœurs (qulûb, pluriel de qalb) sont endurcis à l'évocation de Dieu ! Ceux-là sont dans un égarement manifeste * Dieu a révélé les paroles les plus belles dans un Livre dont les paroles se ressemblent et se répètent. La peau de ceux qui craignent Dieu frissonne à leur audition, puis elle s'apaise ainsi que leurs cœurs (qulûb) à la remémoration de Dieu. Voilà la guidance de Dieu, par laquelle Il guide qui Il veut. Celui que Dieu égare, nul ne peut le guider ». On le constate dans ces versets : le cœur implique à la fois la capacité de compréhension de l'homme, son acceptation désirante de la foi, et l'émotion qui étreint le croyant percevant la proximité du divin. L'analogie avec les processus végétaux donnée dans le verset 21 suggère combien il s'agit là d'une expérience vitale, avec la force et la fragilité que cela suggère. Les Soufis ont approfondi plus particulièrement cet aspect de l'approche de la vie spirituelle par le cœur. Je tenterai de l'exposer en trois paliers, trois « mystères ». 1) Le mystère de la connaissance Chaque homme, selon les Soufis, est le théâtre d'un combat, d'un jihâd intérieur. L'âme charnelle (nafs) l'attire vers les plaisirs mondains, et tout ce qui satisfait son égoïsme. L'esprit supérieur (rûh) l'aimante vers le monde spirituel et la parole divine. Le lieu de ce combat, c'est le cœur, qui sera selon les cas encombré de souillures, pervers, ou purifié. Ces dimensions « gnostiques » du cœur ont été exposées avec grande clarté par le profond penseur de tendance soufie Ghazâlî (m. en 1111) dans son œuvre maîtresse Revivification des sciences de la religion (3° Partie, livre 1 « Commentaire sur les merveilles du cœur »). Le cœur désigne pour lui la réalité profonde de l'homme, ce qui le rend unique dans toute la création. La fonction du cœur, dans la pensée ghazâlienne, est celle d'un miroir. Il est fait pour refléter les lumières divines. Mais les préoccupations égoïstiques et mondaines ont couvert de miroir de rouille (l'image est coranique) et de souillures diverses. Les rites religieux et les exercices spirituels soufis - dont principalement le dhikr, répétition continuelle de prières et Noms divins - ont pour fonction de purifier sa surface. Progressivement, le mystique perçoit les modalités de la grâce divine avec plus d'acuité. Il peut parvenir à la purification complète, et à ce moment là connaître l' « annihilation » devant l'apparition fulgurante des lumières divines se manifestant dans son propre coeur. Il ne s'agit pas pour Ghazâlî d'une fusion entre Dieu et le mystique, mais d'une contemplation unitive dont le cœur est à la fois l'organe et le réceptacle : « Chaque cœur, malgré les différences individuelles, est prédisposé à connaître la réalité des êtres, car il est lui-même un être divin (amr rabbânî) et noble, qui par cela même se distingue des autres substances du monde, car il est le lieu de la science des choses divines ». Cette expérience du divin n'exclut pas la raison discursive, le aql, mais elle l'intègre et le dépasse en quelque sorte. La théologie spéculative prend ici la place d'une simple science auxiliaire, secondaire. Il est question souvent - dans le Coran déjà, verset LIII 11 - de la « vision du cœur ». Il peut s'agir éventuellement d'expériences visionnaires ou oniriques où la divinité est perçue sous une forme sensible. Mais le plus souvent, cette expression indique en fait l'expérience intérieure induisant une certitude totale, aussi évidente et forte qu'une perception sensible. Cette connaissance, cette « gnose », n'est pas de l'ordre d'une acquisition mentale. Elle requiert un itinéraire exigeant, que le Soufi Nûrî (9°-10° siècle) résuma dans son opuscule Les stations des cœurs. Le cœur, c'est la Kaaba, la voie mystique revenant à un pèlerinage et un vaste rituel à l'intérieur de soi-même en quelque sorte. Il ne s'agit pas ici d'acquérir, par accumulation d'expériences, un savoir sur le monde divin, mais au contraire de se dépouiller, de rendre le cœur uploads/Religion/ la-mystique-du-coeur-en-islam.pdf

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  • Publié le Jan 23, 2021
  • Catégorie Religion
  • Langue French
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