La première mystique musulmane a-t-elle eu des liens avec les mystiques syriaqu
La première mystique musulmane a-t-elle eu des liens avec les mystiques syriaques ? Geneviève Gobillot, Université Lyon 3 Jean Moulin. Force est de constater que la question des relations entre les mouvements mystiques chrétiens et les diverses branches de la spiritualité musulmane est l’une de celles qui ont le moins mobilisé les arabisants islamologues au cours de ces dernières décennies. En effet, depuis les savants travaux de Wensinck, de Massignon et de Tor Andrae, ainsi que, plus récemment, ceux de Marijan Molé1, aucun grand représentant de cette discipline ne s’est sérieusement penché sur la question2. On peut regretter cet état de fait dans la mesure où, aujourd’hui plus que jamais, la mise en lumière de tout ce qui évoque un rapprochement entre ces communautés religieuses revêt un caractère d’urgence. Une telle situation explique en tout cas que les recherches consacrées à ce sujet, qui constituaient une partie de ma thèse d’Etat3, soient restées provisoirement sans suite. La première marque d’intérêt à l’égard de cette démarche m’a été manifestée des années plus tard, par Antoine Guillaumont, peu de temps avant sa disparition4. C’est pourquoi je me réjouis tout particulièrement de présenter dans le cadre d’un colloque consacré aux Etudes Syriaques quelques unes des coïncidences qui m’étaient apparues comme les plus significatives, en réactualisant leur étude par un approfondissement et un élargissement du champ de leurs implications. Le personnage central de cette réflexion est un spirituel khurâsânien du III° s. de l’Hégire, al-Hakîm al-Tirmidhî (m. 318/930), auteur de nombreux ouvrages qui constituent un témoignage précieux sur les différents courants de la mystique musulmane des premiers siècles en raison des relations étroites qu’il entretenait avec leurs principaux représentants5. Sa 1 Pour une bibliographie sur la question, nous renvoyons à son ouvrage, toujours d’actualité : MOLÉ, 1982, pp. 22-26. 2 Ce désintérêt a été en grande partie dû au fait que la plupart des spécialistes de mystique musulmane actuels se sont consacrés essentiellement à deux tâches : d’une part la faire mieux connaître, en vue de contrer certains a priori sur l’islam, en contribuant à la diffusion de ses principaux textes dans le monde, et en particulier en Europe et aux Etats-Unis, par le biais de traductions en diverses langues, d’autre part, pour renforcer cette démarche, mais aussi pour défendre la légitimité du soufisme en pays musulman, montrer que ses thèmes fondamentaux ne s’opposent en rien, sur le fond, aux doctrines considérées majoritairement comme orthodoxes. En tout cas il ne fait aucun doute que ce sont les spécialistes du syriaque qui se sont le plus préoccupés ces dernières années de la recherche de rapprochements avec la pensée musulmane. Néanmoins ce mouvement est allé davantage vers une réflexion sur le texte coranique que vers la mystique à proprement parler, comme l’illustrent actuellement, entre autres, les travaux de Christoph Luxemberg. 3 Gobillot, 1989. 4 Cet admirable spécialiste de la spiritualité orientale m’a écrit avec une extrême amabilité, en 2000, suite à l’envoi d’un article destiné à la Revue de l’Histoire des Religions, que je lui avais adressé pour évaluation,. Il exprimait sa satisfaction que quelqu’un s’intéresse à la transmission, en particulier de la pensée d’Evagre le Pontique, en milieu musulman et m’invitait à prendre contact avec M. Amiel. L’article a été publié en deux parties: voir Gobillot 2002. J’avais pris contact avec lui à ce sujet, suite à l’hypothèse qu’il avait exprimée dans son ouvrage Etudes sur la spiritualité de l’orient Chrétien, GUILLAUMONT 1996, p., 150, Ch IX, « la vision de l’intellect par lui-même dans la mystique évagrienne » : « Certes, l’influence de Plotin a eu les moyens de s’exercer directement sur la tradition islamique, mais n’a-t-elle pas pu agir, aussi, par l’intermédiaire de l’œuvre d’Evagre, dans ses versions syriaques, ou celle des auteurs mystiques syriaques qui, comme Isaac de Ninive, ont eux-mêmes subi son influence». 5 Il est cité par Marijean Molé pour la coïncidence que ce spécialiste pense avoir remarquée entre son système de deux catégories de saints : les saints de la justice ou de la loi de Dieu et les saints de l’action de grâce, avec celui du Ketâbâ de-masqâtâ, qui distingue deux catégories de chrétiens : les justes et les parfaits « selon des modalités qui rappellent très clairement les types de croyants dans le manichéisme » (MOLÉ, 1982, p. 13 à 16). En réalité, si l’on y regarde de près, cette ressemblance n’est que très superficielle. En effet, il s’agit pour Tirmidhî 1 réputation lui valait en effet d’être souvent sollicité par les uns et les autres pour donner son avis sur divers points de doctrine autant que de direction spirituelle. Sa pensée présente, de surcroît, un intérêt tout particulier pour la question qui nous intéresse ici. Elle comporte en effet, non seulement un nombre considérable d’éléments de mystique chrétienne orientale relatifs à l’expérience spirituelle, mais également un système de la sainteté qui résulte, comme on va le constater, de l’adaptation d’une doctrine de type origénien transmise en milieu syriaque : celle d’Evagre le Pontique. La présente contribution, construite essentiellement autour d’exemples tirés de son œuvre, consistera à exposer de manière synthétique trois points précis : - La teneur des rapports entre le mouvement des « Gens du blâme » (Malâmatis) et celui de la shitûta à propos de la dissimulation des charismes. - Le « combat contre le moi », sa transfiguration, et la « maternance divine » chez le Pseudo Macaire et chez Tirmidhî et ses contemporains. - Les relations spécifiques entre la pensée théorique de Tirmidhî sur la sainteté et celle d’Evagre le Pontique à propos des entités préexistantes (qulûb « cœurs » chez le premier, logikoï « intellects » chez le second). Nous proposerons au passage quelques rapprochements avec certains points de l’enseignement du Coran, qui, de toute évidence, s’adressait à un public particulièrement au fait de la pensée syriaque, puisque cette langue (si, en suivant Luxemberg, on l’envisage comme englobant syro-araméen et chrétien palestinien) représente à elle seule 70% du vocabulaire coranique d’origine non arabe6. De plus, les renvois directs à la spiritualité syriaque n’y manquent pas, ne serait-ce que dans la sourate 18, qui se réfère à deux sermons de Jacques de Saroug7. Les Malâmatis (gens du blâme) et la shitûta Il est essentiel de préciser tout d’abord que nous laisserons totalement de côté les termes d’emprunt, d’influence et de traces pour leur préférer ceux d’adoption, de continuité et d’adaptation. En effet, il est clair que dans la mesure où des musulmans ont faite leur, comme on va pouvoir s’en rendre compte, une partie considérable des formulations et des descriptions de la vie intérieure en vigueur chez les syriaques, c’est, de manière tout à fait consciente et volontaire, parce qu’ils n’ont vu aucune opposition entre son contenu et leur propre contexte religieux. Plus que cela, ils ont de toute évidence considéré ces jalonnements spirituels comme un bien universel et commun à tous, ayant sans doute estimé que, ne simplement de deux manières de réaliser une vocation unique : celle de la sainteté particulière, les pratiques ascétiques très sévères que le Ketâbâ de-masqâtâ, ainsi que la pensée manichéenne, attribuent aux parfaits étant au contraire réservées, selon lui, aux saints de la catégorie la moins avancée : les saints de la Loi. 6 Contre 5% pour l’éthiopien, 10% pour l’hébreu, 10% pour le gréco-romain et 5% pour le persan. Voir à ce sujet LUXEMBERG 2007, p. 18, citant MINGANA 1927, (pp. 77-98), qui divise ces mots en cinq catégories : noms propres, termes religieux, expressions du langage ordinaire, orthographe, construction de phrases et références historiques étrangères. 7 Il s’agit d’une part de l’homélie consacrée aux dormants d’Ephèse, dont on possède deux versions (la première, qui est la plus longue, correspond aux références suivantes : Codex Vaticanus Syriacus, 115, fol. 79a-82’, des 7°- 8° siècles et Codex Syriacus Nitriensis, 13, f. 79 ; la seconde figure dans : Vaticanus Syriacus, 217 ; fol. 181- 186), d’autre part de l’Homélie métrique sur Alexandre le Grand ou Alexanderlied,. Voir METRICAL DISCOURSE UPON ALEXANDER: Une édition critique de ce texte a été réalisée par G. Reinink (voir DAS SYRISCHE ALEXANDERLIED. DIE DREI REZENSIONEN, dont l’attribution à Jacques de Saroug est actuellement très discutée. Elle ne fait à notre sens aucun doute, si on examine la question à partir des éléments coraniques, comme nous l’avons exposé dans une récente intervention (Colloque International : Early islamic history and the Koran, INARAH, Sarrebruck, 11 mars 2010 :« Les légendes des anciens dans le Coran. Récit des Dormants de la caverne et Roman d’Alexandre à partir de la sourate 18 » sous presse dans les actes du colloque (volume 6 de INARAH, Berlin, Verlag Hans Schiler, à paraître en 2011). 2 présentant aucune contradiction avec leur lecture du Coran, ils se trouvaient en harmonie avec les modalités de leur foi. Les aspects spectaculaires de la dissimulation des charismes L’une des convictions communes à la plupart des mystiques syriaques, puis des musulmans, a été le fait que les charismes dont peuvent bénéficier les aspirants sur la voie du rapprochement avec Dieu ne doivent uploads/Religion/ la-premiere-mystique-musulmane.pdf
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- Publié le Jui 19, 2022
- Catégorie Religion
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