Le Seigneur et le Satan happy Annick de Souzenelle Le Seigneur et le Satan Au-d
Le Seigneur et le Satan happy Annick de Souzenelle Le Seigneur et le Satan Au-delà du bien et du mal Albin Michel INTRODUCTION Sur les pas de Nietzsche Sur les pas de Nietzsche, à Èze, en ce petit village qui sans doute doit son nom - « la vie », ê zôê- à une antique fondation grecque, j'ai trouvé la vie. Sur le sen tier qui dégringole vers la mer, j'ai mis mes pas dans les siens et trouvé le chemin de mon Seigneur. Depuis quinze ans j'étais en quête. En rupture avec l'Église romaine dans son mora lisme et son rationalisme étroits de l'époque, j'errais à la recherche d'un sens à donner à la vie. Tout ce qui m'entourait me paraissait non-sens. Oepuis la guerre de 1914 qui avait détruit ma famille jusqu'à celle que connurent mes vingt ans, tout me paraissait absurde. Pourtant, dès ma petite enfance, j'avais perçu la réalité d'un autre monde dont personne n'était capable de me rendre compte. En 1956, après la mort d'un ami très aimé, je ren contrai celui qui avait été, si ce n'est son maître, en tout cas un compagnon de route spirituelle, un homme qui avait donné un nouveau souffle à mon ami chré tien; il s'appelait Fred Bérence et avait écrit de beaux 7 Le Sei gneur et le Satan livres sur le Quattrocento, une vie de Léonard de Vinci, un` autre de Laurent de Médicis en particulier1 • Ces ouvrages m'éclairèrent sur l'apport culturel infiniment riche des qabbalistes alors chassés d'Espagne et réfugiés dans le midi de la France èt le nord de l'Italie; la puis sance de leur pensée symbolique vint vivifier ma culture religieuse occidentale que la théologie scolastique avait étouffée ; elle me permit de nommer ce qui m'avait fait fuir l'Église, son vide absolu du souffle de l'Esprit-Saint. Pendant plus d'un an, chaque semaine, accompagnée de l'épouse de mon ami décédé, nous écoutions Fred Bérence qui nous consacrait une longue soirée. Ce fut un régal. Je reviens à Èze, autre régal ! Je visitai ce village méditerranéen au printemps 1958. Je. rencontrai alors une femme, épouse d'un peintre qui exposait là et dont j'admirais les œuvres ; elle s'appelait Claire Périgord, je n'ai pu oublier son nom tant elle fit sauter le bouchon qui obstruait ma vie; j'appris par la suite qu'un jour elle était partie soigner des lépreux en Inde où elle avait fini ses jours. Étrange femme ! En effet, au cours de ma visite, elle me dit soudain : - Vous, madame, vous connaissez Fred Bérence. - Oui, mais comment le savez-vous ? lui demandai- je, interloquée. Et, touchant son oreille droite, elle me répondit : - On me dit ... Je restai sans voix; c'est alors qu'elle ajouta: - Vous, on vous attend au 96, boulevard Blanqui à Paris. 8 Introduction Qu'est-ce qu'il y a au 96, boulevard Blanqui à Paris? - L'Église orthodoxe de France, on vous y attend, conclut-elle. Bouleversée je la quittai, n'ayant qu'une hâte: me rendre boulevard Auguste-Blanqui à Paris. Je dis tout de suite que, petite enquête menée, per sonne ne connaissait Claire Périgord boulevard Blanqui et j'appris par la suite qu'elle n'était pas orthodoxe; donc apparemment aucun prosélytisme, mais étrange claire-audience. Cette femme fut pour moi l'ange dont la tradition chinoise dit qu'il apporte aux êtres leur « mandat du ciel ». De l'Église orthodoxe je connaissais les admirables chœurs russes alors enregistrés sur disques, mais aussi un livre que m'avait laissé mon ami décédé: J'ai été moine au Mont Athos, écrit par un moine d'Occident resté anonyme. Ce livre m'avait très profondément touchée, mais je ne pensais pas alors qu'il était un message ; j'étais aussi à cent lieues de penser qu'il puisse y avoir des orthodoxes occidentaux, et moins encore une Église orthodoxe occidentale. Et c'est cela que je découvris au 96, boulevard Blanqui à Paris ! Ma vie bascula. Je rencontrai là le père Eugraph Kovalevsky, fondateur de cette Église, arrivé en France avec la diaspora russe ; il ne voulait en aucun cas enkyster une orthodoxie russe en ce pays d'accueil, comme le firent ses contempo rains, mais faire ressusciter de ce sol occidental son passé orthodoxe, celui du premier millénaire, époque durant 9 Le Seigneur et le Satan laquelle l'Église, à l'image de la divine Trinité, était une en plusieurs personnes, toutes égales entre elles ... L'histoire de l'Église de mon enfance ne commençait qu'au xi° siècle avec Anselme de Cantorbéry, confirmée par saint Thomas d'Aquin au xni° siècle. Mais du premier millénaire il n'était pas question, et lorsque je m'en éton nais, mes maîtres à qui je faisais encore confiance noyaient mon interrogation dans une inconsistante réponse. Le père Eugraph, lui, était un prophète ; il bouleversa mon cœur. La première fois que je le rencontrai, ce fut au cours de la liturgie qui fêtait la divine Trinité. Il dansait la liturgie. Son homélie n'était qu'un chant d'amour qui ressuscita en moi l'expérience que j'avais eue de la divine Trinité étant enfant ; pour la première fois j'étais consolée du jouet cassé qui me restait entre les mains après cet « enlèvement » et qui ressemblait à un cerf-volant de structure triangulaire brisé. Je quiccai ma vie professionnelle de province pour revenir habiter Paris et suivre les cours de théologie qui enfin donnaient sens! Théologie apophatique tirant l'étudiant hors de l'ex.il collectif et réducteur et l'invitant à escalader les différents niveaux du réel caché, soutenu par les anges, pour approcher le Bien-Aimé, et cela, dans le souille enfin retrouvé de }'Esprit-Saint. L'enseignement du père Eugraf était de feu, son charisme une chaleureuse lumière, celle qui était sa vie 10 Introduction même. On aurait voulu danser avec lui les liturgies qu'il célébrait tant leurs richesses ressuscitaient celles tout endormies jusque-là des plus grandes profondeurs de nos êtres. Oui, un prophète, dis-je. Mais Jérusalem a toujours tué ses prophètes ; ils dérangent l'ordre établi, et l'Église orthodoxe russe en France rejeta celui-là. Seul un saint homme, l'archevêque Jean de San Francisco (canonisé depuis cette date), imposa le sacre du père Eugraph à l'Église russe - hors frontière - à laquelle il appartenait - elle était alors séparée de l'Église mère dont le patriarcat était resté en Russie soviétique, et réfugiée aux États-Unis. L'Église orthodoxe de France obtenait enfin un sta tut canonique juste, mais il fut de courte durée. Deux ans après le sacre de l'évêque alors nommé Jean de Saint-Denis, l'archevêque Jean mourait subitement et son patriarcat rejeta l'Église orthodoxe de France. Usé par le travail et le chagrin, l'évêque Jean Kovalevsky ne survécut que quatre ans à son consécrateur ; il nous quitta à son tour en janvier 1970. Depuis, le cours de la vie de cette Église rentre sous les sables pour res surgir sans doute un jour, car son fondateur a fondé plus que de l'éphémère ... et dans le cœur de chacun de ses disciples, la disparition du maître extérieur a donné naissance au maître intérieur. Mon propre cœur commença de dire et sa plainte et son émerveillement, voire la jubilation de sa Présence, mais aussi le deuil de l'absence. En cette même épreuve, le poète soufi ne dit-il pas: « L'amour est sans chagrin 11 Le Seigneur et le Satan au cœur même du chagrin2 » ? Comme je me retrouve en l'amour de cet incomparable « fou de Dieu » ! Je me dois ici, pour la compréhension de cet ouvrage, de revenir un peu en arrière, deux jours avant la mort, que je me refusais de soupçonner, de l'évêque Jean. Alors qu'en proie à une violente douleur physique l'évêque, allongé sur son lit, me dictait encore quelque courrier, une question brûlante me vint aux lèvres, question dont je sentais confusément l'urgence d'en obtenir une réponse claire. - Est-ce une question de théologie ? me demanda-t-il. - Oui, lui dis-je, car elle concernait le problème du mal. Se redressant soudain, tel le mât d'un navire en détresse, il me dit : - Alors, parle ! Et je parlai. - Oui, Annick, mais il ne faut pas le dire, fut sa réponse. Nous échangeâmes encore autour de ce sujet brûlant qu'il conclut en adoucissant un peu le verdict premier, puis, avant de s'étendre, épuisé, il laissa tomber ces der niers mots: - Annick, l'anthropologie chrétienne n'est pas née ! Ce jugement venait confirmer celui de Nicolas Ber diaev dont les livres étaient pour moi une merveilleuse nourriture complémentaire de celle que nous prodiguait l'évêque Jean; or, dans ses ouvrages, cet éminent philo sophe chrétien affirmait comme en un leitmotiv : « On 12 Introduction ne peut plus se contenter de l'anthropologie patristique, scolastique ou humaniste3• » Je crois pouvoir dire aujourd'hui que cette conversa tion, quasi ultime, avec mon maître fut le viatique reçu de lui pour le tout nouveau chemin qui s'ouvrait alors devant moi. Car si lui allait mourir, moi je mourais au « vieil homme ». Pendant sa dernière nuit en ce monde, alors que je le veillais à l'hôpital uploads/Religion/ le-seigneur-et-satan 1 .pdf