Vincent Debiais Le silence dans l'art Liturgie et théologie du silence dans les
Vincent Debiais Le silence dans l'art Liturgie et théologie du silence dans les images médiévales LES ÉDITIONS DU CERF © Les Éditions du Cerf, 2019 www.editionsducerf.fr 24, rue des Tanneries 75013 Paris ISBN 978-2-204-11688-6 Sommaire Avant-propos Introduction. – Le silence entre normativité et transcendance 1. – Le silence, d'un langage à l'autre Rhétorique et prière du silence antique Le silence dans la Bible L'émergence d'un silence chrétien ? Augustin et la forme du silence 2. – Le silence comme transparence Le son du silence Le silence en son lieu Sur la terre comme au ciel 3. – Le désert et le silence monastique La règle du silence Jardin et lumière dans la figure du cloître La musique du silence 4. – Silence du temple et silence liturgique Zacharie, entre mutisme et silence Prescriptions et pratiques liturgiques Le silence du prêtre 5. – L'ordre du silence L'aphasie de la vision La part des anges La lumière et le noir Conclusion. – Radicalité Notes Bibliographie Remerciements Avant-propos L'étude du silence au Moyen Âge, de sa figuration dans les images médiévales et, plus généralement, des liens intellectuels et formels entre silence et arts visuels, s'inscrit dans une série de travaux récents en histoire, en histoire de l'art et en philosophie. Ils concernent les « paysages sonores » et, d'une façon générale, l'étude historique des sens et des sensations, de leur perception et interprétation, de leurs effets aussi sur les comportements, les émotions, les réponses sociales et culturelles{1}. Parmi ceux-ci, l'article aussi intuitif que stimulant de Francisco Prado-Vilar, paru en 2013 dans un volume spécial de la Revista de poética medieval, a mis en évidence à la fois les acquis et les angles morts de la recherche sur la question{2}. Et c'est donc avec l'assurance qu'il ne s'agissait pas complètement d'un faux sujet – une journée d'étude tenue à Genève en 2013 sur « Les représentations du silence au Moyen Âge » semblait l'avoir démontré{3} – et avec l'angoisse inhérente à toutes les tentatives de prolongation que ce livre propose une exploration des relations entre une notion de silence (qu'il conviendra de définir) et les images qui le représentent, le mettent en scène, l'utilisent, le nient, l'exaltent, etc. Toutes les images de l'art ancien sont silencieuses. Disons-le autrement : elles résistent aujourd'hui à une phénoménologie sonore ; elles ne parlent pas, y compris quand elles ont cherché à représenter la voix, le dialogue, le tumulte, le fracas, le bruit assourdissant des catastrophes apocalyptiques dans les manuscrits du Commentaire sur l'Apocalypse de Beatus de Liébana par exemple. Une image de la musique, de la parole, du chant, du cri peut certes contenir le son, montrer ses propriétés, exposer visuellement ses qualités, mais ne peut le produire seule, par elle-même. L'image, aussi explicite soit-elle, n'est pas de l'ordre de la performance sonore. Les œuvres médiévales, installées dans le lieu et le temps du déroulement liturgique ou de la récitation sonore des textes, bénéficient éventuellement de la médiation de la voix du prêtre, du chantre ou du poète, et de l'environnement vocal, sonore ou musical. Ce qu'elles contiennent de sonore est potentiellement traduit ou reproduit par une lecture directe (sans doute très rare), ou par une mise en résonance du contenu de l'image avec ce qui l'entoure. Aussi dynamique et vibrante soit-elle, l'image d'abside de l'église Sainte-Eulalie d'Estaon (Catalogne, Espagne), peinte dans la seconde moitié du XIIe siècle, est absolument silencieuse{4} [voir pl. 1]. Elle figure pourtant le chant des archanges et des inscriptions peintes reproduisent l'acclamation du triple sanctus, mais seule la voix du prêtre ou du chœur produira éventuellement la dimension sonore de la peinture, cette hymne de louange proclamée sur la terre comme au ciel lors du sacrifice eucharistique. Pourtant, le son réside déjà dans la forme de l'image, dans les modalités visuelles de son agencement tout autant que dans son effet : voir les anges chanter à Estaon, c'est entendre en image le sanctus. Pas d'audition donc, mais l'imagination – au sens médiéval du terme – d'un son. L'abside d'Estaon est silencieuse sans être muette. La sculpture du chantre de Saint-Quentin-de-Baron (Gironde, France), datant du XIIe siècle, illustre, elle aussi, le paradoxe apparent d'un son silencieux{5}. Sur le chapiteau situé au côté nord entre la nef et le chevet de l'église, on a sculpté un religieux à l'horizontale, la bouche circulaire exagérément ouverte. Il tient dans sa main droite un livre (ouvert, lui aussi), inscrit d'un texte, et effectue de la main gauche un geste d'index en direction de la face ouest du chapiteau, vers le livre duquel sort un élément végétal se déployant sur toute la longueur de la face ouest. La composition de l'image met en relation l'objet livre, le corps du personnage, la production d'un son et le déploiement végétal. La vue du livre et de son contenu (les yeux du moine sont largement ouverts) met en mouvement la bouche du personnage pour la production d'un son qui se répand, à l'égal du végétal, dans le lieu de l'image. L'inscription sur le livre pourrait donner le texte Cantare debet, obligation répétée à maintes reprises dans l'ensemble des règles monastiques et qui correspond bien à la sculpture. L'image de Saint- Quentin-de-Baron contient la performance d'un son et l'obligation du chant, elle pourrait même contenir les propriétés harmoniques de la voix{6}, mais elle n'en reste pas moins silencieuse. La sculpture ne produit du son qu'en image. Saint-Quentin-de-Baron (France), église. Chapiteau du chantre © CESCM. Les images d'Estaon et de Saint-Quentin-de-Baron ne produisent ni son, ni parole ; elles n'en sont pas inaccessibles pour autant. Ce n'est pas parce que le visuel ne parle pas qu'il ne dit rien. Le silence et la dimension sonore des images, parce qu'ils n'ont pas d'autre solution que de résider dans la forme de l'œuvre ou dans l'ekphrasis par son artiste ou son regardeur, échappent au son pour investir les moyens visuels – graphiques, chromatiques, positionnels – de leur existence. L'image du silence sera silencieuse par définition de la même façon qu'elle sera bavarde par nécessité. Explorer les images médiévales du silence, ou plus exactement la présence du silence dans les images médiévales, ne revient pas à essayer de faire parler un mort, mais à traiter le fait silence comme une positivité (comme une « grandeur négative », dans la terminologie kantienne{7}), comme on le ferait pour l'étude des images musicales{8}. Introduction Le silence entre normativité et transcendance Quand on envisage, de façon générique, ce qu'est le silence pour le Moyen Âge – deux notions aussi larges l'une que l'autre – le film de Philip Gröning Le Grand Silence, sorti en salle en 2005, offre une image, ou un témoignage visuel, presque caricaturale. Ce documentaire de plus de deux heures trente présente le quotidien d'une communauté de Chartreux installée dans les Alpes françaises. Pour beaucoup modèles de la discipline monastique, les moines de la Grande-Chartreuse observent un silence strict, une parole retenue, conformément aux statuts de l'ordre rédigés au milieu du XIIe siècle, à partir des recommandations laissées par le fondateur, Bruno de Reims, lors de son installation près de Grenoble en 1084{9}. Au chapitre XIV du livre II des Statuts des Chartreux tels qu'on les suit aujourd'hui, on lit : Dieu a mené son serviteur au désert pour parler à son cœur ; mais seul qui se tient à l'écoute dans le silence perçoit le souffle de la brise légère où le Seigneur se manifeste. Au commencement, il faut un effort pour se taire ; mais si nous y sommes fidèles, peu à peu, de notre silence même naît quelque chose en nous qui nous attire à plus de silence{10}. L'ordre des Chartreux ne fait là que développer les prescriptions de la plupart des règles monastiques depuis l'Antiquité tardive et le haut Moyen Âge, dont les textes commandent aux religieux une restriction de la parole et une économie des mots ; une continence chargée de prévenir ce que l'ascétisme et la rhétorique médiévale définissent comme les « péchés de la langue{11} ». À l'image du chapiteau de Saint-Quentin-de-Baron et la peinture murale d'Estaon pourtant, la bande-annonce du film Le Grand Silence n'est ni silencieuse, ni muette. Le spectateur distingue parfaitement le tintement des cloches, le son des pas qui résonnent sous les arcades du cloître, des portes qui se ferment sans claquer, des ciseaux qui découpent la toile de lin, des outils dans le jardin ; puis le crissement de la neige sous les bottes des moines, le sifflement du vent, l'eau qui s'écoulent sur le toit et dans les gouttières, les réacteurs d'un avion de ligne survolant les Alpes{12}. Tous ces sons, produits de la vie cénobitique et de son environnement, pénètrent la clôture ou s'en échappent{13}. Ils redoublent d'importance quand ils ne sont ni couverts, ni distordus par la voix ou la musitatio. L'expérience de leur présence physique est aussi réelle dans la résonance architecturale du monastère que dans l'amplification de la bande sonore dans l'obscurité de la salle de cinéma. La voix du moine – toujours chantée dans la bande annonce – est uploads/Religion/ le-silence-dans-lart-vincent-debiais-debiais-vincent.pdf
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Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Aoû 17, 2022
- Catégorie Religion
- Langue French
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