LE SPIRITISME : DERNIER AVATAR DU CHRISTIANISME ? Les bouleversements de la fin
LE SPIRITISME : DERNIER AVATAR DU CHRISTIANISME ? Les bouleversements de la fin du XVIIIe siècle tant scientifiques que politiques et idéologiques ont permis de penser l’univers et le destin de l’homme en se détachant plus ou moins radicalement du christianisme déstabilisé dans ces décennies et déjà quelques siècles auparavant si l’on se réfère à la naissance du protestantisme. Je considérerai ici le spiritisme dont on peut dater la naissance en 1857 au moment de la parution du Livre des Esprits signé par Allan Kardec, comme une sorte de point d’apogée de ces remises en cause. Cette religion se présente en effet comme une troisième Révélation après celle de Moïse et de Jésus. Elle se veut pleinement inscrite dans la modernité du XIXe siècle, à la fois scientifique et démocratique, elle se présente comme un nouveau christianisme, en est-elle pour autant un dernier avatar ? Je présenterai donc les croyances qui précèdent le spiritisme et qui déstabilisent le christianisme et dont cette nouvelle religion est à bien des égards l’héritière puis les conditions originales de sa naissance et ses évolutions liées à celles de la société et de la culture européenne. Les divers ancrages Je placerai un des premiers ancrages du spiritisme dans le swedenborgisme et surtout un swedenborgisme revisité par la découverte du somnambulisme magnétique, issue du mesmérisme. Au sein même du protestantisme dont l’apparition avait déjà fortement fragilisé le christianisme, les écrits de Swedenborg marquent un des points forts de cette mise en question. Cet homme, un des grands savants de son époque, parla aux anges et procéda ainsi à une herméneutique de la Bible, créant l’Eglise de la Nouvelle Jérusalem en 1771 juste avant sa mort. Il repensa la nature des êtres humains en cherchant à pallier leur bipolarité corps-esprit par la certitude qu’il existait une correspondance de toutes les choses du ciel avec toutes celles de l’homme, que la nature avait été créée pour revêtir le spirituel et la mettre ainsi en correspondance avec le plus élevé. Pour Swedenborg, l’être humain sur terre était ainsi composé de trois éléments : une zone supérieure où se trouve le siège de l’âme (anima), une zone intermédiaire, siège de l’esprit (mens) et une zone inférieure, celle du corps. Les choses matérielles et spirituelles existent donc mais en étant en rapport étroit les unes avec les autres parce qu’elles sont les deux parties d’un tout unique. Après notre mort, survit ainsi une sorte de « substance spirituelle » qui provient d’une transformation de notre corps terrestre conçu de façon à s’adapter à ce nouvel état où nous voyons, entendons et sentons comme sur terre : nous sommes en possession de tous nos sens, de notre mémoire et de notre pensée. Nous nous retrouvons dans un monde intermédiaire qui est un lieu de passage obligé pour tous les humains après la mort. Sorte d’Hadès des Grecs, ce n’est pas un lieu d’expiation comme le purgatoire. Le nouvel individu est ensuite conduit selon ses propres affinités électives à trouver ceux avec lesquels il se sent bien et à rejoindre leur monde, ciel ou enfer, ciel marqué par des plaisirs correspondants à ceux de la vie, enfer par l’amour de soi, la cupidité, la haine. 2 Swedenborg ouvre ainsi un passage entre terre et ciel, entre hommes et anges où l’homme, d’une certaine façon, s’émancipe d’un dieu tout puissant et apprend à communiquer seul avec les esprits. Les frontières entre ici bas et au-delà ne sont plus désormais aussi infranchissables que dans le christianisme. À cette première brèche entre visible et invisible s’ajoute, presque dans le même temps, en 1784 très exactement, la découverte du somnambulisme magnétique qui ouvre plus largement encore les portes d’un au-delà et noue des liens avec le monde des esprits. C’est Amand Marc Jacques de Chastenet, marquis de Puységur, qui avait découvert ce qu’il avait appelé somnambulisme magnétique (et que le médecin James Braid renomma hypnose en 1843). Cet état modifié de conscience est issu des thérapeutiques magnétiques inventées par le médecin autrichien Franz Anton Mesmer en ces années même où vivait encore Swedenborg. Mesmer avait en effet soutenu sa thèse de médecine, Dissertatio physico- medica de planetarum influxu (Dissertation physico-médicale sur l’influence des planètes) en 1766 à Vienne. Il avait alors élaboré une théorie globale de la santé et de la maladie fondée sur la certitude d’une influence mutuelle entre les corps célestes, la terre et les corps vivants, influence rendue possible par l’existence d’un fluide subtil et universel dans lequel baignerait l’univers tout entier et qui pénètrerait tous les corps vivants à l’intérieur desquels il circulerait. Considérant que le corps humain présentait des propriétés magnétiques analogues à celles que produit l’aimant, Mesmer avait nommé « magnétisme animal » à la fois la faculté que possèderaient les êtres vivants d’être parcourus par l’omniprésent fluide et leur capacité, pour les mieux dotés, de le redistribuer. L’ensemble de cette théorie et sa mise en pratique fut nommée « magnétisme animal » ou « mesmérisme ». C’est en mettant en pratique le magnétisme animal que le marquis de Puységur découvrit le somnambulisme magnétique. Il voulait soigner par des passes magnétiques habituelles un de ses valets de ferme malade et il le mit involontairement dans cet état modifié de conscience. Cet homme se mit à dire qu’il voyait l’intérieur de son corps et se prescrivit des soins précis pour se guérir. Très vite des expériences se multiplièrent et les somnambules virent non seulement l’intérieur de leurs corps mais celui des autres et se mirent à voir les esprits de l’au-delà. Des catholiques, francs-maçons mystiques, tels Jean Baptiste Willermoz (1730-1824), le chevalier de Barberin ou Louis Claude de Saint-Martin (1743-1803)1 pensèrent alors que le magnétisme et le somnambulisme magnétique étaient une voie d’accès privilégiée aux mondes spirituels. La voyance refit ainsi son apparition dans la société occidentale moderne et ce furent essentiellement des femmes qui choisirent ce métier2. Si la plupart se disait voyantes, beaucoup étaient aussi guérisseuses et quelques unes visionnaires et c’est d’elles dont se servirent ceux qui voulaient communiquer avec l’au-delà et ses habitants. Ces femmes visitaient en effet les mondes habités et leurs habitants, côtoyant les esprits de l’au-delà et conversant avec eux. Cette résurgence de la voyance et cette manière de renouer avec un surnaturel rénové s’accompagnent, dans la première moitié du XIXe siècle, du déploiement d’une véritable nébuleuse de croyances. Dans Paris, capitale du XIXe siècle, Walter Benjamin avait déjà relevé ce caractère et noté ces phrases de Philibert Audebrand écrite en 1861, décrivant l’époque de Saint-Simon dont ce souvenir précis avait donc été conservé jusqu’à cette date : « Indépendamment de la Nouvelle-Jérusalem, d’Emmanuel Swedenborg, professée par le baron Portal … il y avait le 1 Martinès de Pasqually ( ?-1774) fonde l’ordre des chevaliers maçons élus coëns de l’univers, de forme maçonnique à vocation théurgique. Louis Claude de Saint-Martin (1743-1803) fut l’un de ses élèves. Jean Baptiste Willermoz crée une maçonnerie spécifiquement chrétienne, héritière de la doctrine coën (régime écossais rectifié). Sur ce point, voir les ouvrages et les travaux de Christine Bergé. 2 Voir Nicole Edelman, Voyantes, guérisseuses, visionnaires en France (1785-1914), Albin Michel, 1995. 3 phalanstère de Charles Fourier ; il y avait aussi la prétendue Eglise française de l’abbé Châtel, primat des Gaules ; il y avait la restauration de l’ordre des Templiers, organisée par M. Fabré-Palaprat, il y avait le culte de l’Evadamisme, inventé par le Mapah. »3 Les années 1830 sont bien celles d’une véritable ébullition intellectuelle et religieuse : les écrits de Swedenborg sont remis en lumière et commencent à être traduits en français. Jacques François Etienne Le Boys des Guays (1794-1864) ouvre en 1835 un culte public swedenborgien ; de 1838 à 1848, il publie La nouvelle Jérusalem, revue religieuse et scientifique et traduit régulièrement les œuvres de Swedenborg. Le magnétiseur Alphonse Cahagnet se veut « spiritualiste libre de l’école de Swedenborg et de Saint Martin »4 et publie avec sa somnambule Adèle Maginot Les Arcanes de la vie future dévoilés5. L’abbé Chatel (1795-1857) fonde après sa rupture avec Rome en 1830 une Église catholique française, « la petite Église ». Abel (ou Jean Simon) Ganneau (vers 1805-1851) organise une religion évadienne dont il se déclare en 1838 être le Mapah (Maman-Papa) et se lie d’amitié avec Alphonse Louis Constant mieux connu sous son pseudonyme d’Eliphas Lévi-Zahed (1810-1875)6. L’émergence de ces nouvelles croyances pénètre, traverse et brise en bien des points la vieille croyance chrétienne. Elles proposent de nouvelles manières de penser l’univers et les relations entre microcosme et macrocosme. Charles Fourier est ainsi l’un des premiers à inventer une cosmogonie où les âmes se réincarnent ici et là dans l’espace des astres et nombre de ses contemporains, dont Jean Reynaud, Jacques Boucher de Perthes ou encore Camille Flammarion, croient à la pluralité des mondes habités. Le renouveau et la vogue des études celtiques mettent au jour l’existence d’une croyance druidique en la réincarnation. Ces nouvelles formes de spiritualité inventent des relations avec un type de surnaturel non chrétien (ainsi celui de la croyance en la réincarnation uploads/Religion/ le-spiritisme-dernier-avatar-du-christianisme-nicole-edelman.pdf
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- Publié le Fev 16, 2022
- Catégorie Religion
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