Le saint chinois Nathalie Charraud Jʼai fait ce travail avec pour guides deux s
Le saint chinois Nathalie Charraud Jʼai fait ce travail avec pour guides deux sinologues que je tiens à remercier : Kristofer Schipper qui vit actuellement en Chine et mon amie Fang Ling qui est psychanalyste à Pa- ris. Cependant, je suis seule responsable bien évidemment de ce que jʼavance dans cet exposé. Le 20 janvier 1971, Lacan lance dans son Séminaire, livre XVIII : « Je suis lacanien parce que jʼai fait du chinois autrefois. »1 En effet, Lacan a appris le chinois durant la guerre avec le professeur Paul Demiéville qui enseignait à lʼÉcole des langues orientales située alors rue de Lille. Au début des années soixante-dix, il est en train dʼétudier des textes chinois avec lʼaide de François Cheng, comme en témoigne lʼinterview de celui-ci fait par Judith Miller dans lʼÂne n° 48. Nous y apprenons que leurs « cogitations » comme disait Lacan concernaient essentiellement trois auteurs : Mencius, le Laozi et le peintre-théori- cien du XVIIe siècle Shitao. Dans cette séance de janvier 1971 et celle qui la suit, Lacan précise en quoi certaines références à la pensée chinoise, et plus spécialement au philo- sophe Mencius, sont « de plain pied » avec ce que lui-même est en train de formuler. À propos du saint chinois, il affirme que la notion de « sainteté » serait un point de conver- gence entre la tradition chinoise ancienne et lʼoccident. Je mʼen tiendrai dans cet exposé à montrer en quoi le philosophe Mencius est considéré par Lacan comme un sujet supposé savoir quelque chose sur la question de lʼéthique, et comment le point commun entre le saint chinois et le saint occidental est un savoir supposé sur la jouissance. Mes principales références sont le livre de Marcel Granet La pensée chinoise2, lʼarticle de Henri Maspero « Le saint et la vie mystique chez Lao-Tseu et Tchouang-Tseu »3, et le Lao- Tseu et le taoïsme de Max Kaltenmark4. Nathalie Charraud - Le saint chinois - 1 http://www.lacanchine.com 1 Lacan J. (1971). D'un discours qui ne serait pas du semblant, Le Séminaire livre XVIII, Paris, Éd. du Seuil, 2006. 2 Granet M., La pensée chinoise, Paris, Albin Michel, 1990. 3 Maspero H., «Le saint et la vie mystique chez Lao-Tseu et Tchouang-Tseu», Bulletin de l'Association Fran- çaise des Amis de l'Orient n° 8, 1922, repris modifié dans Le Taoïsme et les religions chinoises, Paris, Galli- mard, 1971, p. 449-462. 4 Kaltenmark M., Lao-Tseu et le taoïsme, Paris, Le Seuil, 1994. Mencius ou plutôt Mengzi, qui vécut au IVe siècle avant J.C., était un brillant écrivain pré- senté comme le premier dʼune longue tradition de lettrés. Il sut donner un nouvel élan à lʼécole confucéenne en intégrant des éléments de la doctrine attribuée à Laozi. Il introdui- sit dans lʼorthodoxie confucéenne la notion de sincérité – zheng –, presque de vérité : lʼhonnête homme obéit aux rites en « épuisant son cœur ». Le cœur pour les anciens chi- nois était le siège de la volonté et de lʼintention. Mencius est connu pour penser que, de nature, lʼhomme est bon et bienveillant, ce qui ne le conduit à aucun optimisme, mais il nous offre une manière de se saisir des problèmes éthiques que Lacan juge étonnamment proche de la sienne. Mencius, dit Lacan, « je vous le présente comme quelquʼun qui dans ce quʼil disait, savait probablement une part des choses que nous ne savons pas quand nous disons la même chose. Et alors, cela peut nous servir »5. Lacan pose donc à ce moment-là Mencius véri- tablement comme un sujet supposé savoir. Il continue en disant « apprendre avec lui à soutenir une métaphore, non pas fabriquée pour ne pas marcher, mais dont nous suspen- dions lʼaction, cʼest là peut-être la voie nécessaire pour un discours qui ne serait pas du semblant »6. Que toute métaphore soit action vient de lʼambiguïté du terme wei qui veut dire agir, mais est utilisé également comme conjonction, au sens de « comme », donc pour introduire une métaphore. La langue chinoise est une langue dʼaction visant lʼefficacité de lʼexpression plus quʼune langue de la théorisation et de lʼabstraction. Cependant, ce quʼintroduit la mystique taoïste, cʼest une suspension de lʼaction, et plus radicalement une recommanda- tion dirigée vers le non-agir – wu-wei – que les taoïstes considèrent comme étant beau- coup plus efficace que tout ce que nous pourrions appeler passage à lʼaction. Au-delà de cette question de la métaphore, cʼest dans la subtile intrication dʼemprunts taoïstes – sus- pension de lʼaction – et de philosophie confucéenne sur le « bon » agissement politique que Lacan semble situer dans les écrits de Mencius ce qui serait utile au discours analyti- que. Mais Lacan manifeste encore un grand intérêt à certains traits de la langue philosophique chinoise, et à lʼusage très large de la métaphore comme force de suggestion et de per- suasion. Cʼest pourquoi je vais très rapidement esquisser quelques particularités de lʼécri- ture chinoise, mʼexcusant auprès des connaisseurs de cette présentation forcément très en surface. Dans la langue chinoise, lʼécriture représente un autre système que celui de la parole, nʼest pas une transcription des sons de la langue parlée comme dans les écritures alpha- bétiques. Nathalie Charraud - Le saint chinois - 2 http://www.lacanchine.com 5 Lacan J., op. cit. 6 Lacan J., op. cit. Chaque caractère est tracé dans un carré avec une complexité plus ou moins grande. Les caractères les plus complexes, qui sont la grande majorité, sont constitués de parties, chacune pouvant avoir déjà un sens en elle-même. Ces parties ne correspondent pas à des flexions ou à un radical pouvant indiquer une étymologie : le caractère chinois pos- sède ainsi une dimension associative, évocatrice décuplée, il constitue un condensé de sens dans une grande économie dʼécriture. Ce nʼest pas pour autant un idéogramme comme le rêvait Leibniz, au sens dʼun calcul combinatoire possible, une telle caractéristi- que ne se réalisera quʼavec Frege. Nous avons dans lʼécriture chinoise une combinaison de sens, mais non une combinatoire. De cette formation compartimentée, il résulte que la plupart des caractères peuvent recé- ler plusieurs sens possibles et que cʼest le contexte qui permettra éventuellement de tran- cher. La même ambiguïté retentit sur la phrase elle-même, ambiguïté renforcée par celle de la ponctuation. Mais le chinois ancien ne vise pas la précision et la rigueur comme nous lʼentendons, il ne cherche pas à formuler de définition claire et distincte, mais à lais- ser entendre ce quʼil en est du sens. Ainsi en est-il du terme xing que les missionnaires avaient traduit, faute de mieux, par « nature ». Marcel Granet revient sur cette traduction : xing sʼécrit avec la clé du « cœur » ajoutée au signe qui veut dire « vie » qui est lʼélément significatif. Granet considère quʼil renvoie à tout ce qui caractérise un individu, son « lot de vie » comme il dit. Pour Mencius, le xing est un ensemble de virtualités, de potentialités, au départ commun à tous les indi- vidus, que lʼon a à réaliser et pour cela le rôle de lʼéducation est essentiel. Le prince, le gouvernement ont la charge de développer les lieux dʼéducation et tous les penseurs de lʼAntiquité chinoise sont unanimes pour préconiser que le chef lui-même doit être un sage, ou au moins doit sʼentourer de conseillers lettrés. Il a pour responsabilité suprême de nommer les êtres et de veiller à ce que les noms, les « emblèmes » – ming – soient con- formes à lʼharmonie entre le ciel et la terre. Le terme ming signifie à la fois le fait de nom- mer,, lʼemblème et la destinée : cʼest ce qui est propre à chacun et le particularise. Les rè- gles traditionnelles de lʼart de vivre, les rites, permettront à chacun de prendre soin de son sing et de son ming. Lacan, se référant à Mencius, formule que lʼhomme de bien est fait dʼéchange entre le xing et le ming. En jouant à la fois sur les deux termes, il nous rappelle que pour nous le symptôme est quelque chose qui nous fait signe, il est à la fois sing et ming. Il est notre « lot » et notre « emblème ». En le dédoublant ainsi, il nous reste à faire des allers-retours, à savoir « faire avec » son symptôme. Cette perspective de réaliser son sing par lʼintermédiaire de son ming nʼest pas sans rappeler la formule freudienne Wo Es war, soll Ich werden. Là où Ça était, où mʼest donné le xing, cʼest-à-dire la vie, je dois ad- venir, par la parole, par le nom, par le ming. Premier des lettrés, Mencius en a fixé le style. Pour lui, le lettré par son attitude doit inspi- rer à tous que nul, fût-il prince, nʼest supérieur au sage. Granet (1934) le dépeint encore comme toujours prêt à faire de courageuses réprimandes. Il ne sollicite jamais un entre- tien, ne fait jamais le premier pas, exigeant dʼêtre invité dans les formes. Il est désintéres- sé, fier, soucieux dʼhonneur et dʼindépendance. Bref, uploads/Religion/ nathalie-charraud-le-saint-chinois.pdf
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- Publié le Jan 29, 2021
- Catégorie Religion
- Langue French
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