LETTRE SUR LE MONDE BOURGEOIS par Jacques MARITAIN Toronto, 24 janvier 1933. Ch

LETTRE SUR LE MONDE BOURGEOIS par Jacques MARITAIN Toronto, 24 janvier 1933. Cher Monsieur, Mon temps est tout entier pris ici par la préparation de mes cours et le travail universitaire, et je ne peux pas trou- ver le loisir nécessaire pour composer l'article que je vous avais promis. Je voudrais cependant, pour ne pas manquer tout à fait à ma promesse, vous envoyer pour votre numéro de Mars quelques notes hâtives concernant la question posée par vous, et que vous formuliez, si je me souviens bien : rupture entre l'ordre chrétien et le désordre établi ; je sup- pose que par ces derniers mots vous entendez le monde de ['humanisme anthropocentrique, que le vocabulaire courant, fort insuffisant d'ailleurs, désigne dans son état actuel comme le monde « bourgeois » ou « capitaliste » : ce qui n'en marque qu'un des aspects. A la vérité l'idée seule d'un lien ou d'une solidarité entre le christianisme et ce monde-là est une idée souverai- nement paradoxale. Que beaucoup de nos contemporains puissent croire de bonne foi, selon le plus efficace cliché de la propagande athéiste, que la religion et l'Eglise sont liées à la défense des intérêts d'une classe, et de l'« éminente dignité » du capitalisme, du militarisme etc., c'est bien le signe que la bonne foi n'est pas nécessairement l'intelli- gence, et que l'opinion des hommes se meut parmi des ombres où les apparences des choses sont renversées. ESPRIT - Mars 1933 - Page 1 sur 12 898 CONFRONTATION Le monde issu des deux grandes révolutions de la Renais- sance et de la Réforme a des dominantes spirituelles et cul- turelles nettement anticatholiques ; chaque fois qu'il a pu suivre librement son instinct il a persécuté le catholicisme, sa philosophie est utilitaire, matérialiste ou hypocritement idéaliste, sa politique est machiavélique, son économie libé- rale et mécaniste. Le « monde bourgeois » a des pères qui ne sont pas les Pères de l'Eglise, qu'on les cherche avec Max Weber du côté de Calvin ou avec M. Seillière du côté de Rousseau, sans oublier l'Ange cartésien des idées claires. Ce monde est né d'un grand mouvement du cœur vers la sainte possession des biens terrestres, qui est à l'origine du capitalisme, du mercantilisme et de l'industrialisme éco- nomiques comme du naturalisme et du rationalisme philo- sophiques. Les condamnations de l'usure par l'Eglise demeurent au seuil des temps modernes comme une inter- rogation brûlante sur la légitimité de l'économie de ces temps. L'Eglise est dans le monde mais n'est pas du monde. Si elle engage les hommes à se montrer fidèles aux formes sociales éprouvées par le temps, ce n'est pas qu'elle soit attachée à l'une ou l'autre de ces formes, c est qu elle sait que la stabilité des lois est un des biens de la multitude ; mais elle a constamment montré au cours de l'histoire que les renouvellements politiques et sociaux ne lui font pas peur, et qu'elle a un sens singulièrement exempt d'illusions de la contingence des choses humaines. Elle enseigne l'obéis- sance aux autorités temporelles et aux justes lois, parce que tout pouvoir légitime de l'homme sur l'homme vient de Dieu ; mais (sauf à l'égard d'un pouvoir temporel ayant rôle proprement ministériel à l'égard du spirituel, comme c était le cas pour l'Empire au moyen âge) ce n'est pas elle qui institue les autorités temporelles, elle sanctionne celles qui sont là, (sans interdire qu'on cherche à les changer, ni qu'on résiste, par la force au besoin, à un pouvoir tyran- nique). Elle cherche, pour pouvoir mieux procurer le salut des âmes, et afin que les Etats eux-mêmes respectent les finalités de leur propre nature, à s'accorder avec la puis- sance séculière. Mais elle n'ignbre pas que la plupart du ESPRIT - Mars 1933 - Page 2 sur 12 LETTRE SUR LE MONDE BOURGEOIS 899 temps, — parce que le monde détourné de Dieu, se soumet à un prince qui n'est pas Dieu (totus in maligno positus est mundus), — traiter avec cette puissance est un peu comme traiter avec le diable. Et somme toute un diable en vaut un autre. Il suffit qu'il dure pour éclipser les droits de celui qu'il a supplanté. A la vérité, peut-être parce que le régime médiéval formé sous sa protection continuait d'occu- per son souvenir comme il avait si longtemps occupé ses soins tutélaires, l'Eglise catholique a mis beaucoup de temps à s'accommoder du régime bourgeois, et je crois me rap- peler que M. Groethuysen a écrit un ouvrage où il lui en fait un reproche ; elle n'a jamais été liée à ce régime, et à quelques persécutions qu'elle puisse être exposée dans ceux qui lui succéderont (elle a l'habitude, supra dorsum meum fabricaverunt peccatores1), on peut croire qu'elle ne le regret- tera pas beaucoup. Elle est parfaitement libre à son égard. Pour comprendre le paradoxe dont je parlais tout à l'heure, et comment on a pu croire la religion liée dans ses prin- cipes à la civilisation « bourgeoise » ou « capitaliste », il faut pénétrer dans un monde d'apparences et de confusions ; cette croyance absurde a pour origine la confusion fonda- mentale, que j'ai déjà signalée dans de précédentes études, entre l'Eglise et le monde chrétien, ou entre la religion catho- lique et le comportement social de la moyenne des catho- liques appartenant aux « classes dirigeantes », —c'est-à-dire en définitive entre l'ordre spirituel et l'ordre temporel. L'Eglise comme telle a les promesses de la vie éternelle, et le prince de ce monde n'a pas de part en elle ; il a sa part dans le monde chrétien. Le monde chrétien issu de la décomposition de la chré- tienté médiévale a consenti à beaucoup d'iniquités, — je parle là d'une sorte de défaillance collective historique, à l'égard de laquelle la recherche des responsabilités indi- viduelles n'a guère de sens ; c'est ce monde-là que, tout en préparant d'autres naissances, Dieu laisse aller à son poids de mort. 1. Eienim non poiuertmt ntilii. ESPRIT - Mars 1933 - Page 3 sur 12 900 CONFRONTATION La mission d'un Léon Bloy a été d'annoncer ces choses, et de les crier sur les toits. Il est singulier d'observer à quel point les aveux de cette sorte semblent en quelque ma- nière indécents à beaucoup de chrétiens d'aujourd'hui ; on dirait qu'ils redoutent de gêner l'apologétique, ils pré- fèrent s'en prendre aux desseins des méchants, et se compor- ter envers l'histoire en manichéens, comme si les méchants ne relevaient pas du gouvernement du Seigneur, mais seu- lement de celui du diable. Les anciens juifs, et même les Ninivites, ne faisaient pas tant de façons. La défaillance dont je parle, et qui concerne avant tout l'ordre du social, ou plutôt du spirituel incarné dans le social, est celle d'une masse sociale ou culturelle prise clans son (imparfaite) unité, dans ses structures collectives et dans son « esprit objectif », plutôt que d'une série d'in- dividus pris chacun à chacun : disons qu'elle est celle de la civilisation de nom chrétien, et de nous tous en tant que nous sommes engagés dans cette civilisation. Nicolas Berdiaeff a dit là-dessus, dans le premier numéro d'Esprit, d'importantes vérités sur lesquelles je n'ai pas à revenir. Je voudrais plutôt essayer de voir quelles sont les raisons de ce fait historique. Une première raison est tout à fait générale. Elle tient à cette vérité universelle que le mal est plus fréquent que le bien dans l'espèce humaine. Il est donc naturel qu'il y ait plus de « mauvais chrétiens » que de «bonschrétiens » dans une civilisation chrétienne, et surtout dans les couches dominantes (et par là même plus exposées) de cette civi- lisation. A partir du moment où celle-ci perd son esprit propre et les structures qui lui étaient liées, comme il est arrivé p^ur la chrétienté à partir de la Renaissance et de la Réforme, un autre esprit collectif naîtra donc en elle, et qui sera d'autant plus lourd et ténébreux qu'on s'éloignera davantage du centre vital de la foi et de l'Église. C'est ainsi qu'on arrivera à la naturisation de la religion dont j'ai parlé dans Religion et Culture, et à l'utilisation déiste ou athéïste (c'est pratiquement la même chose) du christianisme pour des fins temporelles. Ce thème de la religion « bonne pour le peuple » a pris un grand développement au temps du des- ESPRIT - Mars 1933 - Page 4 sur 12 LETTRE SUR LE MONDE BOURGEOIS 901 potisme éclairé, et il a eu me semble-t-il, une destination politique (au bénéfice du Prince) avant d'avoir une desti- nation économique (au bénéfice du Riche). « Ce système du merveilleux semble décidément fait pour le peuple », écrivait. Frédéric II ; et encore : « Je ne sais qui pourrait travailler à cette question : est-il permis de tromper les hommes ? Je vais voir à arranger la chose ». L'Académie de Berlin mit la question au concours en 1780. « A cette question, répond Johann-Friedrich Gillet, l'un des lau- réats du concours, uploads/Religion/ esprit-6-4-193303-maritain-jacques-lettre-sur-le-monde-bourgeois.pdf

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  • Publié le Oct 01, 2021
  • Catégorie Religion
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