ENTRETIEN AVEC PAUL VIRILIO. JEAN-LUC EVARD. L ’ENTRETIEN dont on publie ici la
ENTRETIEN AVEC PAUL VIRILIO. JEAN-LUC EVARD. L ’ENTRETIEN dont on publie ici la version revue et corrigée de concert avec Paul Virilio remonte au mois de juin de cette année. Puisque Conférence médite les ruses et l’erre de la technè depuis quelques années, comment ne pas demander à ce polymathe — architecte, maître-verrier, photo- graphe, écrivain ferré en polémologie et découvreur de la « dromologie » (un néologisme à lui), éditeur —, comment ne pas demander à Paul Virilio d’inaugurer les entretiens dont nous enrichissons nos prochains cahiers ? Qui veut comprendre à quel point la pensée de la technè s’est approfondie (enhardie, apaisée, poétisée et systématisée tout à la fois) depuis les récents débuts de la déception prométhéenne, peut le mesurer en fré- quentant les écrits de G. Anders, de G. Simondon et de Paul Virilio. Anders et Virilio, entre autres points communs, sont des lecteurs assidus de Husserl, et leur formation phénoménolo- gique se signale, pour chacun selon sa manière dans son inven- tion et son œuvre propres, par leur art de discerner et de dévi- sager celles de ces situations-limites du contemporain dont le trait plus significatif se donne et se cèle dans leur allure de banalité. Comment soutenir l’étrangeté du « mode d’existence des objets techniques », eux qui, contre toute attente, ont fini 059-080 4/11/08 15:23 Page 59 par pouvoir prétendre à ceci justement — l’existence — et par rendre manifeste leur inquiétant excès de sens dans la massive insignifiance de l’utilité — quand, de l’autre côté de cet hori- zon de fausse familiarité, il y a, de plus en plus fréquentes, les irruptions de la surnature comme technè ? Pour finir d’introduire à cet entretien dans l’esprit même de polyphonie qui fut le sien aussi bien que celui de toutes les causes les plus communes, qu’il suffise de faire entendre quelques voix, enregistrées au sillon qu’avant nous déjà elles avaient elles aussi à leur tour continué de creuser : Il roulait assez lentement. Jamais d’ailleurs il n’avait pu s’arranger avec la vitesse ; jusqu’ici il n’était jamais arrivé à prendre en marche le train de la vitesse. Les rares fois où il avait été assis dans un avion, il avait cru périr de vitesse, sur- tout au décollage, quand elle était particulièrement sensible. Dès la première expérience, il avait évité toute place fenêtre — encore que cela ne l’aidât guère : la rapidité n’agissait pas seulement sur ses yeux mais sur le corps tout entier. Elle allait là, à l’instant même, l’anéantir. Et cela lui était arrivé très tôt, longtemps avant son premier vol. À partir d’une certaine vitesse, il en perdait l’ouïe, la vue et plus encore. Même en vélo, d’un moment à l’autre, il perdait le contrôle de son corps et la chute était inévitable. Il avait fallu quelques commotions cérébrales pour remarquer que ces accidents qui littéralement lui tombaient dessus ne venaient pas du vélo, du trajet ou de sa maladresse. Comme d’autres étaient claustrophobes ou agoraphobes, lui avait à lutter pour ainsi dire avec une tachophobie ou peur de la vitesse, une panique plutôt qui le prenait brusquement et qui, à un degré de vitesse précis ou plutôt impossible à préciser, lui faisait instantanément perdre l’équilibre (Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, trad. G.-A. Goldschmidt, Paris, Gallimard/folio, 2001 [1997], p. 94 sq). CONFÉRENCE 60 059-080 4/11/08 15:23 Page 60 La pensée de la mort, en nous contraignant à mesurer notre vitesse, nous facilite et adoucit nos mutations (R. Char, « Moulin premier », LXIX, in : le Marteau sans maître, Pléiade, 1983, p. 79 — écrit en 1935-1936). C’est précisément parce que le temps vital de l’homme est limité, c’est précisément parce qu’il est mortel, qu’il lui faut triompher de la distance et de la lenteur. Pour un Dieu dont l’existence serait immortelle, l’automobile n’aurait pas de sens (J. Ortega y Gasset, la Révolte des masses, trad. Louis Parrot, Idées/Gallimard, 1967, p. 78 ; Stock, 1961). Walter Laqueur l’a montré : une vie accélérée remplace l’atmosphère calme et recueillie de l’avant-guerre. De cent mille voitures particulières au sortir de la guerre, l’Alle- magne passe à un million deux cent mille dix ans plus tard. Les techniciens allemands sont aspirés par une seule ambi- tion : les records de vitesse : le « Ruban Bleu » avec le Bre- men, la première auto-fusée chez Opel, les trains ultra- rapides, le développement de la radio avec ses informations hachées et renouvelées. Agitation, fébrilité, impatience don- nent le sentiment de perdre la tête ; un poète trouvera l’image résumant l’époque : « Le temps roule en auto et aucun homme ne peut tenir le volant » (F . Rohman, Hitler, le juif et le troisième homme, PUF , 1983, p. 73) [le livre de W. Laqueur est Weimar : a Cultural History, de 1974, traduit en 1978 par G. Liébert aux Éditions Robert Laffont ; le poète évoqué est Erich Kästner]. Nous créons la nouvelle esthétique de la vitesse, nous avons presque détruit la notion d’espace et singulièrement diminué la notion de temps. Nous préparons ainsi l’ubiquité de l’homme multiplié. Nous aboutirons ainsi à l’abolition de l’année, du jour et de l’heure (Marinetti, trad. Danielle 61 PAUL VIRILIO 059-080 4/11/08 15:23 Page 61 Nuiaouët-Scialino, première partie de « La guerre électrique », 11e chap. de Le Futurisme, Paris, 1911, in G. Lista, Marinetti et le futurisme, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1977, p. 40). * Jean-Luc Evard. Pour commencer, j’aimerais taquiner le goujon. En juin 2007, sur le point de publier L ’Univer- sité du désastre, tu déclares, à propos du TGV et de la « prochaine grande rupture », le moment où il va « fran- chir le mur du son au ras du sol » : « La vitesse est une violence acceptée comme un progrès […] Je ne condamne pas la vitesse mais, comme le distingue Bossuet, il faut mesurer la “ grandeur de puissance ” et la “ grandeur de pauvreté ” de cette puissance. Cela intéresse les chrétiens. Je ne suis pas théologien et j’aimerais qu’on réfléchisse à une théologie de la vitesse » (« théologie » que tu dis- tingues, semble-t-il, d’une « économie politique de la vitesse1 »). Ma première réaction, quand j’ai trouvé cette formule, « je ne suis pas théologien », fut de la lire comme une superbe boutade. Car je t’ai toujours lu, précisément, comme un théologien aventuré en terre étrangère. Paul Virilio. Je ne l’ai pas fait exprès… mais la question de la théologie de la vitesse est en effet, à mon avis, une des très grandes questions. Pourquoi ? Parce qu’il y a une théologie de la richesse. Le pauvre et le riche font partie de l’histoire chrétienne, par excellence. Sous toutes ses formes. Pas seulement au niveau de l’acquis, de l’avoir, mais aussi au niveau de l’être — de l’être riche et de l’être pauvre. Dans le christianisme, la prééminence du pauvre fait partie d’une théologie de la richesse, au sens large. CONFÉRENCE 62 1 Cf. La Croix, 8 juin 2007, entretien avec S. Maillard. 059-080 4/11/08 15:23 Page 62 Pour moi, on ne peut pas séparer une théologie de la richesse d’une théologie de la vitesse, c’est-à-dire du pou- voir. Quand on dit que « le temps, c’est de l’argent », on dit immédiatement : « La vitesse, c’est le pouvoir. » Il y a là une relation absolue, qui s’explique dans la course. S’il y a un endroit où la vitesse, c’est le pouvoir, c’est dans la course. Dans toute course, depuis le monde animal jus- qu’au monde concurrentiel des finances. Donc, le pou- voir de la vitesse est en phase avec l’importance de la richesse. Je ne crois pas qu’on puisse comprendre l’his- toire, y compris l’histoire sainte, sans l’accélération, sans les phénomènes d’accélération, qui sont rarement mis en lumière. Je donne un petit exemple, un tout petit : celui du Christ entrant à Jérusalem sur un âne. Il y a là un déni du cheval, manifeste. Le cheval, la chevalerie font partie de la puissance de la richesse — le chevalier, l’être monté est un être supérieur. À partir du moment où on a déve- loppé la vitesse — en gros : à partir de la marine à voile et à partir de la chevalerie et de son développement dans l’Occident, sans parler de la révolution des transports et de la situation qui est la nôtre —, il y a quelque chose qui n’a pas suivi, au niveau de la théologie. Je pense ici à un ami prêtre qui m’avait offert l’Histoire de l’Église, parue au Seuil, cinq ou six volumes2. J’étais très étonné : pas question de la guerre, dans ce livre. Or la guerre et la vitesse sont liées, la guerre et la puissance sont liées. Comme par hasard, la chevalerie est aristocratique : c’est elle qui dispose de la vitesse. Ceux qui passent pos- sèdent ceux qui ne passent pas. Le chevalier est le maître du territoire parce qu’il uploads/Religion/ paul-virilio-un-entretien-pdf 1 .pdf
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- Publié le Mar 13, 2022
- Catégorie Religion
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