Peut-on « croire sans comment ni signification »? par Dr Moreno al Ajamî par RB

Peut-on « croire sans comment ni signification »? par Dr Moreno al Ajamî par RB · Publication 26/02/2014 · Mis à jour 28/02/2014 Moreno al Ajamî est médecin français, théologien et doctorant en Études Arabes et Islamiques. Sa recherche fondamentale porte sur le développement d’une méthodologie rationnelle d’analyse littérale du Coran. Il a traité de nombreux problèmes tels que l’égalité des genres, le mariage mixte, le hijab, le jihad, etc., mais aussi : la foi et la raison, l’interreligieux, l’altérité, la méthodologie exégétique. Ses écrits suscitent d’intenses débats. Il est l’auteur de Que dit vraiment le Coran ? (Éditions Zénith, 2008-2012). Il travaille depuis plusieurs années à un « tafsîr » du Coran mené par analyse littérale. Cette démarche sémantique s’attache à mettre en avant le sens coranique par et en lui-même et non pas en fonction des sens informés par l’exégèse classique. Sans « comment ni pourquoi », nous n’avons point d’Histoire, point de présent, point d’avenir, point de vie. Une foi morte de ne pas avoir pensé. Le bi-lâ kayf est une arme de destruction massive de la raison croyante, elle permet la canonisation d’un islam écrit il y a mille ans, la sanctification d’une Parole de Dieu sans comment ni pourquoi, la pétrification de la pensée critique, l’inintelligence de la foi, la bigoterie et la domination des croyances et des superstitions. De même, cet appareil politico-cognitif maintient le lien organique entre réforme islamique et politisation. Réda Benkirane : Que veut dire l’énoncé « croire sans comment ni signification » d’un point de vue théologique ? Pourquoi est-il apparu et pourquoi la nécessité d’établir un tel « crible » dans la croyance religieuse ? Dr Moreno al Ajamî : L’aphorisme est en effet célèbre : croire bi-lâ kayfa wa bi-lâ ma‘na (بال كيف وال معنى) / sans comment ni signification. Historiquement, il s’agit d’un modus vivendi exprimant l’impasse des débats scolastiques quant à la compréhension des attributs anthropomorphiques mentionnés dans le Coran telles les deux mains de Dieu, la face de Dieu, la session sur le Trône, etc. Théologiquement, il signifierait que la foi consiste à croire aux divers points du dogme musulman en s’interdisant de réfléchir sur leurs significations et modalités. Cependant, lorsqu’avec l’asharisme il devint le dogme de l’islam sunnite, ce principe en vint à consacrer la rupture épistémologique entre la foi et la raison, le ver qui en islam rongea la pomme newtonienne. Ceci étant, ce n’est point un axiome coranique, le Coran appelle sans relâche à la raison, quant bien même s’agit-il d’interpréter les « Signes » de Dieu. Ce n’est pas non plus une sentence extraite du Hadîth, ce qui indique de plus que les polémiques ayant forgé ce paradigme sont postérieures au IIe siècle de l’Hégire. Par ailleurs, la démarche ayant abouti à ce nihilisme de la pensée critique ne relève sans doute pas que de la pure spéculation théologique et, de fait, l’Histoire indique qu’elle est parallèle à l’autre grand enjeu des religions : la soumission au pouvoir. C’est l’Alliance sacrée entre le pouvoir et la religion contractée par la troisième et quatrième génération des Omeyyades et les premiers clercs de palais qui, d’une part, musela l’opposition politique en promulguant la croyance au destin bon ou mauvais, al îmân bi–l– qadri khayri-hi wa sharri-hi (اإليمان بالقدر خيره وشره), et, d’autre part, scella la pensée critique, source de toute contestation, fitna, en soutenant la thèse du croire bi-lâ kayfa wa bi-lâ ma‘na, sans comment ni signification. Si le sabre pouvait défendre le pouvoir politique et trancher les têtes, la plume des gardiens de l’orthodoxie naissante devait pouvoir les maîtriser. Dès lors, paradoxe induit, toute contestation des pouvoirs autocrates en place fut doublée d’une idéologie religieuse, qu’il s’agisse du kharijisme, des shiites ou des qarmates. Les révolutions n’existent que par l’idéologie qui les sous-tend, celle du monde islamique sera théologique et le restera jusqu’à nos jours, confer l’islamisme et autres avatars modernes en “isme”. C’est donc en ce contexte historique que l’on doit comprendre la signification profonde du bi-lâ kayfa : d’un point de vue politique, la vraie foi se devait d’être benoîte et ne devait pas alimenter la contestation des pouvoirs injustes, d’un point de vue théologique, l’on ne devait pas critiquer la pensée officielle de l’orthodoxie gardienne du Temple et du Palais, c’eût été un acte contraire à la foi. La foi sera soumise et la raison critique deviendra son ennemi intérieur et extérieur. Croire sans penser et penser sans croire, le mal, étranger au Coran, sera définitivement semé au cœur de l’islam. — Certains attribuent cette formule à Ibn Hanbal, le fondateur de l’école juridique hanbalite, d’autres à Malik Ibn Anas, le fondateur de l’école malékite. Qu’en est-il précisément du point de vue de l’origine de cette formule ? — Il semble bien que la formule bi-lâ kayfa wa bi-lâ ma‘na/ sans comment ni signification ait été prêtée à Ibn Hanbal [d. 241 H.] par son disciple al Khallal [310], mais je doute qu’elle soit sous cette forme chez Ibn Hanbal. En fait, cette formule prolonge celle de al Ash‘ari [d. 324.] qui était uniquement bi-lâ kayfa. On la retrouve ensuite sous cette forme chez les hanafites-maturidites et dans les disputatio avec les hanbalites. Il est plus que probable que al Ash‘ari l’ait emprunté directement à l’École mutazilite, dont il est un transfuge. Par ailleurs, cette formule n’existe pas dans le Hadîth, nous l’avons dit, mais elle apparaît dans les propos afférés à la troisième génération de celles dites des “pieux salaf”, l’on l’attribue notamment à al-Awza‘i [d.157], Sufyan at-Thawri [d.161], al-Layth ibn Sa‘d [175] et à Mâlik ibn Anas [d. 179], le fondateur éponyme de l’école juridique dite malékite à qui l’on alloue donc la formule en sa forme première brève : bi-lâ kayfa [cf., par exemple, « kitâb aṣ-ṣifât » de al Daruqtni]. Je dis bien qu’on lui attribue la formule, car on ne la retrouve pas dans son Muwaṭṭâ’. Le procédé est fréquent et affecte l’ensemble des khabar ou propos [c.-à-d. propos transmis sans chaîne de transmetteurs et n’appartenant donc techniquement pas au Hadîth] et des hadîths dont l’immense majorité sont des textes élaborés postérieurement et attribués rétrospectivement à des « prête-noms ». L’on prête aussi à Mâlik ibn Anas une réflexion fort connue qui éclaire parfaitement le sens que les théologiens donnèrent à notre locution : « Il fut demandé à Ibn Anas comment Dieu siège sur le trône [en référence à S2.V225 et S20.V5 par exemple] et il répondit : Le fait de s’asseoir est chose connue, le comment [al kayf] est chose qui échappe à la raison [ghayru ma‘qûl] mais y croire est obligatoire [wajîb] et c’est une innovation blâmable [bid‘a] que de poser des questions à ce sujet. » In tafsîr al Qurtubî et autres. Ceci étant, et si on se limite à l’aspect théologique de la question, la discussion quant à la compréhension des attributs de Dieu ou des termes anthropomorphiques dans le Coran n’a jamais eu lieu au premier siècle de l’hégire, voire au second. La théologie musulmane est une approche adoptée tardivement qui, malgré des développements qui lui sont spécifiques, est calquée à partir des théologies juives et chrétiennes par les premiers clercs de l’islam, études et disputatio. Les premières générations de musulmans étaient, sans problème, anthropomorphistes et ceci explique que la formule la plus employée soit à partir du troisième siècle : bi-lâ kayfa wa lâ tashbiyah [comparatisme]. Au final, selon les sources, et sans juger de leur validité intrinsèque, l’on peut trancher le problème à la normande : la locution bi-lâ kayfa est attribuée à Mâlik ibn Anas et autres acteurs de cette génération et la formule bi-lâ kayfa wa bi-lâ ma’na l’est à Ibn Hanbal. En conclusion, de mon point de vue, qu’elle que soit la formule, elle tue dans l’œuf toute théologie spéculative et a maintenu de facto notre scolastique dans un anthropomorphisme assumé a minima, conception qui n’a pu acquérir ses contours définitifs que lors de la confrontation entre les mutazilites et les littéralistes de ahl al Hadîth [les partisans de la primauté littéraliste du Hadîth], soit vers le milieu du troisième siècle. — En quoi cet énoncé reflète-t-il une raison religieuse dominante aujourd’hui ? Quel peut être le spectre d’une pensée religieuse qui suspend les questions du « comment » et du « (pour)quoi » ? Comment cet énoncé peut-il en l’an 1435 de l’hégire s’articuler avec les formes étendues de cognition et de raisonnement liées à la société du savoir du XXIe siècle ? — L’islamisme du dernier quart du XXe siècle a sonné le glas de l’effort du réformisme initié dès la fin du XIXe par des penseurs comme Muhammad Iqbal, Muhammad Abduh, Abder- rahmân al Kawâkibi, Alî Abderraziq, Muhammad Draz, etc. De fait, le courant hanbalo- wahhabite, de par sa mainmise progressive sur les mouvements politiques islamistes, sur le monde du médiaslam et, à présent, du webislam, a réimposé pour les mêmes raisons, alliance sacrée du politique et du religieux, l’omerta intellectuelle du bi lâ kayf sur un monde musulman qui, uploads/Religion/ peut-on-croire-sans-comment-ni-signification-par-dr-moreno-al-ajami.pdf

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  • Publié le Mar 19, 2021
  • Catégorie Religion
  • Langue French
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