ThEv vol. 5.2, 2006 85 Henri Blocher Pour une théologie biblique de la prière1
ThEv vol. 5.2, 2006 85 Henri Blocher Pour une théologie biblique de la prière1 La prière est affaire de discernement, et c’est pourquoi nous avons besoin d’une théologie de la prière. Notre premier sentiment ne l’entend guère de cette oreille ! Tout désir de prière, sans distinction, nous réjouit. Si quelqu’un se sent poussé à s’y investir, avec son temps et son énergie, nous l’encourageons, sans chercher à démêler ses motifs, sans faire les « regardants » sur sa manière. Il va comme de soi dans nos Églises que « plus de prière » signifie « plus de vie », « plus de grâce ». Et l’Écriture secoue rudement nos « pieuses » illusions. Elle avertit : « Celui qui détourne l’oreille pour ne pas écouter l’enseignement (la Tôrâ), sa prière même est une abomination » (Pr 28.9 NBS). Il est frappant que Jésus, notre Seigneur, dans son traitement explicite du sujet, privilégie l’attitude critique : Ne priez pas comme les hypocrites, ne priez pas comme les païens (Mt 6.5,7,8). À sa petite communauté, les adversaires reprochent le peu de place, à leurs yeux, fait à la prière : en Luc 5.33, le sujet principal de leur critique est, certes, le jeûne, mais les prières sont, elles aussi, mentionnées2. C’est qu’il y a prière et prière. Entre elles il faut discerner. Sept thèses voudraient y aider. Thèse I. Toute prière n’est pas agréable à Dieu, mais celle, seulement, qui satisfait son exigence. Les fortes paroles dont on vient d’entendre l’écho dissipent l’illusion si naturelle que la divinité, flattée peut-être qu’on pense à elle, ne peut 1. Conférence donnée au Centre évangélique d’information et d’action, Lognes, 21 novembre 2005. 2. James D. G. Dunn relève : « On reprochait à Jésus et ses disciples de ne pas prier assez, Lc 5.33 », « Prayer », Dictionary of Jesus and the Gospels, sous dir. Joel B. GREEN, Scot MCKNIGHT, I. Howard MARSHALL, Downers Grove, IVP , 1992, p. 623b. THÉOLOGIE BIBLIQUE p. 85-102 théologie évangélique vol. 5, n° 2, 2006 86 qu’accueillir favorablement les prières qu’on lui adresse. Un dieu dont toute la substance vient de l’homme qui s’aliène en lui, un dieu qui n’a de réalité que par le culte qu’on lui offre, obéirait, certes à cette logique ; un dieu, aussi, qui correspondrait à nos habitudes de consuméristes démocrates : un dieu commer- çant qui chercherait des clients, un dieu politicien qui attirerait les électeurs... Mais le SEIGNEUR, « JE SUIS », est un grand roi, au nom redoutable ; il n’est pas servi par des mains humaines comme s’il avait besoin de quoi que ce soit, et même d’adorateurs (cf. Ml 1.14 ; Ac 17.25). C’est à ses conditions qu’on obtient audience devant son trône. Non qu’il proportionne l’accueil de la prière aux mérites et vertus de l’orant ! Ce serait une autre façon pour lui de tomber dans la dépendance des mains humaines. Il se peut que la condition qu’il pose soit celle même de la misère : le dénuement pitoyable, mais avoué... C’est précisément ce qu’il faut discerner, en explorant ce que l’Instruction divine révèle de la prière. Thèse II. La prière est parole adressée à Dieu. Il convient de chercher d’abord ce qu’est la prière selon l’Écriture. De l’emploi des mots traduits prière, requête, demande, supplication, etc. (le vocabulaire est fort varié, les termes les plus importants étant ceux qui ont pll, >tr, ˙nn, ¡<l, pour racines, en hébreu, et, en grec, proseuchè, déèsis, aïtèma, enteuxis, parfois érôtaô, avec les formes apparentées), il ressort qu’on nomme « prière » une expression langagière adressée à l’être divin. On pourrait ajouter la précision : avec l’espoir qu’il l’agrée, pour différencier la prière des paroles de défi et d’outrage (Ap 16.21) – encore qu’il arrive que des plaintes véhémentes et proches de l’accusation cachent une vraie prière, et soient reçues comme telles par le Dieu de la miséri- corde. De toute façon, en résistant à la tentation de s’envoler sur les ailes des métaphores, comme celle qui fait de la prière « la respiration de l’âme », on doit se rappeler que la prière est une parole. Il est bibliquement naturel de parler d’elle comme Jésus le fait : « Quand vous priez, dites... » (Lc 11.2). Comme parole adressée à Dieu, la prière se distingue de la parole qu’on s’adresse à soi-même. Il est désastreux de la réduire à l’auto-suggestion, si efficace que soit la méthode du Dr Coué. Il est plus séduisant, et pernicieux, de l’inter- préter comme une descente dans les profondeurs du Soi, là où sont censées sourdre les sources de la vie, où nous pourrions renouer avec notre identité secrète et restaurer notre harmonie interne grâce aux archétypes retrouvés. On reconnaît des thèmes jungiens, qui fleurissent dans la spiritualités du Nouvel Âge. Se parler à soi-même peut avoir une place dans l’édification de soi, en Pour une théologie biblique de la prière 87 accompagnement de la prière (1 Co 14.28), mais ce n’est pas parler à Dieu, et ce n’est pas prier. Comme parole, adressée à Dieu, la prière se distingue du bruit et du silence, comme aussi de la manipulation pseudo-linguistique. La plupart des cultes païens se servent du tintamarre, des cymbales retentissantes, des tamtams et des cris. Les liturgies de l’Ancien Testament font encore une place indéniable, bien que soigneusement contrôlée, au volume sonore. Je ne vois rien qui suggère la pareille dans le Nouveau Testament... Il ne s’agit pas de condamner comme diaboliques les décibels, qui appartiennent aussi à la belle diversité de la création – le tonnerre comme le zéphyr, le rugissement d’Aslan comme le gazouillis de la mésange – mais de bien marquer la différence. La prière n’est pas faite de bruit, et les effets physiologiques du bruit n’ont rien à voir avec la bénédiction de la prière. Certes, la parole de la prière, surtout lorsqu’elle jaillit de l’extrême détresse, peut se rendre proche du cri ; mais elle vaut par son sens, comme expression personnelle. Le rapport au silence est plus complexe. Dans le paganisme, de nouveau, on observe que les mystiques, les plus dévots et les plus raffinés parmi les dévots, mettent au-delà et au-dessus de toute prière articulée le silence. Ce thème a conquis dans la tradition chrétienne une large audience. Des spirituels ont exalté une communion trop pure pour les mots, supérieure à la distinction du sujet et de l’objet que ratifie toute parole adressée ; ils ont évoqué une (in)connaissance, ou (ne)science, d’amour pur élevée au-dessus des concepts et des représentations, mais dont jouit la « fine pointe de l’âme » (sainte Jeanne de Chantal3). Telle serait l’oraison de cœur, qui surpasse toute intelligence. La prière suprême débouche sur la contemplation silencieuse. Cette orientation attire aujourd’hui certains chrétiens évangéliques. L’évaluation est délicate. Aux spirituels évoqués on ne peut pas marchander son respect : figures souvent admirables. Ils n’ont pas renié l’orthodoxie trini- taire et christologique, ni manqué, et sous les formes les plus concrètes, à l’amour du prochain. Mais sur quel appui biblique établir l’éloge du silence ? On pense au Psaume 65.2 selon la traduction « Pour toi le silence est louange » (NBS), mais le mot peut évoquer la simple tranquillité (comme au Ps 62.2 ; on comparerait pour l’idée à És 30.15), et, surtout, une autre lecture du texte consonantique est possible, celle de versions anciennes (LXX, avec un certain soutien de la Syriaque, et Vulgate) suivies par la New International Version, qui 3. Selon Daniel MAURIN, Rencontre avec Dieu, Paris, Mame, 1991, p. 112. théologie évangélique vol. 5, n° 2, 2006 88 donne « La louange te convient4 ». La révélation accordée en Horeb au prophète Élie implique une certaine supériorité du « murmure doux et subtil » (le son, ou la voix, d’un calme, demåmâ, ténu, 1 R 19.12) par rapport au fracas du vent et du tremblement de terre, mais il ne s’agit nullement du silence de la contemplation mystique : c’est l’introduction d’une communication par la parole. Nulle part ailleurs le dépassement des mots ne paraît souhaitable. W. Bingham Hunter souligne que ni la pratique ni les instructions de l’apôtre Paul ne se portent dans ce sens5. Ce sont les gnostiques qui, dans leurs hiérarchies d’« éons », élevaient Sigè, le silence, au-dessus du Logos ! Il est facile, pour avoir l’air spirituel, de se plaindre de l’infirmité des mots, mais jamais l’Écriture ne cède à cette facilité6. Jamais elle ne disjoint le cœur et l’intelligence : le cœur, au sens biblique, est le siège de l’intelligence. Si dans l’énoncé de paroles « en langues », la fonction intellectuelle est « sans fruit » (akarpos), ce n’est pas, pour l’apôtre, un avantage à rechercher, mais un inconvénient qui lui fait placer plus haut encore le don de prophétie (1 Co 14.14-15). Parole et silence sont, en fin de compte, indissociables. Le silence est comme le tissu sur lequel se dessine la parole. Il n’y a pas de parole sans des silen- ces, sans du silence. Même si uploads/Religion/ pour-une-theologie-biblique.pdf
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- Publié le Mar 13, 2021
- Catégorie Religion
- Langue French
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