YVES CLOGENSON MERCREDI 18 JUILLET PROUST ET HUYSMANS Il semble y avoir bien pe

YVES CLOGENSON MERCREDI 18 JUILLET PROUST ET HUYSMANS Il semble y avoir bien peu de rapports entre Proust et Huysmans, l'homme comme l'œuvre. Le fonctionnaire ponctuel du Ministère de l'Intérieur, l'écrivain naturaliste, devenu oblat de Saint-Benoît, qui passe des Sœurs Vatard à Sainte Lidwine et aux Foules de Lourdes, n'a guère d'affinités électives avec le grand bourgeois de la Plaine Monceau, familier des salons parisiens, qui éla- bore, dans le secret d'une chambre calfeutrée contre le bruit, une œuvre toute tendue vers la reconquête du Temps perdu. Oriane de Guermantes semble aussi éloignée de Céline Vatard qu'une princesse peinte par Pisanello l'est d'une blanchisseuse de Degas. Surtout deux mondes, deux visions du monde se reflètent dans leurs œuvres, qui marquent comme les antipodes d'une planète spirituelle. Venu du naturalisme orthodoxe, qui se veut le montreur impartial de la bête humaine au supranaturalisme de Là-Bas, pour aboutir au réalisme surnaturel de la Cathédrale, Huysmans s'oppose au subjectivisme idéaliste de Marcel Proust. Balbec, l'église-idéale qui n'existe que dans l'imagination de l'artiste, se dresse comme une contradiction en face du heu de prières incarné qu'est la cathédrale de Chartres. Dans le portrait de J. K. Huysmans par Forain et celui de Marcel Proust par J. E. Blanche, deux humanités semblent s'opposer dans leur appréhension du monde, comme frappe le contraste des deux regards, l'un fureteur, en retrait et cependant tout en mouvements, l'autre, comme plongé dans une rêverie à la fois inquiète, et retirée en elle même. Cependant les contacts matériels, tangibles et aussi le liens spirituels ne man- quent pas entre l'un et l'autre, alors qu'il serait vain, je crois, d'établir un parallèle Zola-Proust. Deux hommes établissent une liaison, disons mondaine, entre Marcel Proust et Huysmans, deux hommes bien différents, le comte Robert de Montes- quiou et le chanoine Mugnier. Le problème des clés est toujours un de ceux qui passionnent les curieux de la petite histoire, et nous le sommes tous. Brought to you by | provisional account Unauthenticated Download Date | 1/13/20 4:30 PM i6 MARCEL PROUST Un problème beaucoup moins futile qu'il ne le semble à première vue, car il pose la question même de la création artistique. Qu'il s'agisse de la collégiale de Mantes par Corot, ou du baron de Charlus, les termes sont les mêmes. Or Charlus et des Esseintes sont Montesquiou dans la mesure où les mots de la Prose pour des Esseintes sont ceux du langage de tous les jours. Au delà il y aurait le Chef-d'œuvre inconnu de Balzac, donc le néant. L'auteur des Hortensias bleus, s'il affecta de ne pas trop se reconnaître dans certains traits de Charlus, est plusieurs fois revenu sur le personnage de des Esseintes, parfois agacé, mais non sans une certaine complaisance. Il ne faut pas, en effet, restreindre Montes- quiou au dandy du Pavillon des Muses, au poète des Chauves-souris. Critique pénétrante de Rodolphe Bresdin, il fut un des premiers dans le grand public à apprécier, sinon à comprendre Mallarmé avant même la parution des Poètes maudits. Il le reçoit chez lui rue Franklin et raconte lui-même cette visite dans les Pas Effacés. Peu de personnes étaient admises à visiter ces lieux desquels il me semblait que l'influence efficace pour moi-même, au point que je leur attribuais une vertu thérapeutique, devait se déperdre et se disperser par la prodigalité de leur spectacle. [Ne croirait-on pas entendre ici la voix de Charlus recevant le jeune Marcel, lors de l'extraordinaire soirée où il le fait attendre au salon après le rendez-vous chez Mme de Villeparisis?] J'y invitais néanmoins ceux qui me semblaient devoir le goûter et c'est ainsi que j'en agis un soir pour Mallarmé, dont j'avais fait la connaissance assez longtemps auparavant, et que ce jour-là j'avais engagé à dîner au dehors. Cet esprit curieux, cet homme aimable, cet artiste indubitable ne pouvait que ressentir avec une très vive intensité la représentation oculaire en présence de laquelle je le plaçais à l'improviste et qui se trouvait jeter brusquement sur ma personnalité qu'il appréciait un nouveau jour plein de merveilles. Il sortit de chez moi dans un état d'exaltation froide qui était de sa manière, mais ne s'élevait pas fréquemment jusqu'à cette tempé- rature». Huysmans, qui lui aussi vient de découvrir Mallarmé et cherche à créer un pendant esthétique à son fantoche Folantin, écouta le récit de cette extraordinaire visite de la bouche même de Mallarmé, et le duc Jean Floressas des Esseintes emprunte beaucoup des traits du personnage, de l'extérieur du moins, de son goût pour le bizarre, le quintessencié: la salle agencée de façon à produire l'illusion d'un cloître, la tortue sertie de pierres rares. Montesquiou le sut et l'on ne saurait démêler la part de contentement et de dépit qu'il éprouva. Lui-même déclare, toujours dans les Pas Effacés, que Mallarmé lui dit «avoir conté la visite qu'il m'avait faite à l'auteur que je viens de nommer [Huysmans], qui se proposait de me représenter dans une de ses prochaines pièces comme un Fantasio moderne et supérieur». A l'en croire même, ils se seraient d'ailleurs rencontrés chez Edmond de Goncourt, où Montesquiou fut «sur le point de lui parler de ses travaux d'une façon ren- Brought to you by | provisional account Unauthenticated Download Date | 1/13/20 4:30 PM PROUST ET HUYSMANS 1 7 seignée qui probablement l'aurait trouvé sensible, mais à cette époque j'étais fort réservé». La condescendance du grand seigneur perce dans ces mots: «façon renseignée, sensible», et il se donne le beau rôle en insinuant que Huysmans conçut peut-être de ce silence «un peu de rancune qui lui persuade de ne pas me ménager ». Quand on se rappelle que le jeune Valéry parle d'A Rebours comme de «ma bible et mon livre de chevet », et que Wilde, par les yeux du héros de Dorian Gray, voit devenir brusquement réelles «des choses dont il n'avait que vaguement rêvé. Des choses dont il n'avait jamais osé rêver lui étaient progressivement révélées», le personnage de des Esseintes prend un relief qui fait de lui un frère aîné de Charlus, trop effacé aujourd'hui, comme une ébauche sans laquelle l'oeuvre achevée n'aurait pu naître. Un même prétexte, Montesquiou, deux héros si ressemblants. Huysmans et Proust ne sont pas si éloignés l'un de l'autre. Mais un individu humain, non pas de roman celui-là, l'abbé Mugnier rapproche les deux hom- mes. Ce n'est pas lui, malgré la légende, qui convertit Huysmans, mais il fut le témoin, le conseiller dans les étapes de la conversion: sur son avis, Huysmans alla en retraite à la trappe d'Igny où il se confessa et communia. Le «fol abbé », comme l'appelait le sarcastique J. K., fut le convive des repas du dimanche avec Descaves et l'accompagna dans les pélérinages d'art en Belgique et en Allemagne. Lui qui, conformément aux dernières volontés de Huysmans, donna l'absoute à l'Eglise Notre Dame des Champs, devait, d'après le voeu exprimé par Proust à Céleste, être appelé près de son lit de mort pour y réciter les prières de l'Église. L'agnostique Proust, pour qui Dieu était un possible désespérément souhaité, rejoignait ainsi l'oblat de Ligugé. Proust a-t-il jamais interrogé l'abbé sur l'auteur de la Cathédrale ? Car il n'y a pas que ces rencontres fortuites, les œuvres des deux hommes qui ne se connurent jamais personnellement appartiennent, au-delà des différences de génération, de tempérament, d'esthétique officielle, à un univers, sinon semblable, du moins fraternel. Parlant de Vinteuil dans la Prisonnière lors de l'audition du Septuor, Proust écrit «Chaque artiste semble ainsi comme le citoyen d'une patrie inconnue, oubliée de lui-même, différente de celle d'où viendra, appareillant pour la terre, un autre grand artiste ». Et, à la page suivante : «l'art, l'art d'un Vinteuil, comme celui d'un Elstir, le fait apparaître, extériori- sant dans les couleurs du spectre la composition de ces mondes que nous appe- lons les individus, et que sans l'art, nous ne connaîtrions jamais ». Ces patries inconnues, ces mondes de Huysmans et de Proust, ils appartiennent à un même système planétaire. Et d'abord tous deux ont le culte de l'art, qui est connaissance, non jouissance. Huysmans, à propos de Redon, termine son étude par la déclaration que «dans le domaine du rêve l'art demeure seul, en ces temps dont les faims d'âmes sont Brought to you by | provisional account Unauthenticated Download Date | 1/13/20 4:30 PM 18 PROUST ET HUYSMANS suffisamment assouvies par l'ingestion des théorie des Moritz Wagner et des Darwin ». Des Esseintes, au moment de s'immerger dans le silencieux repos de sa maison de Fontenoy, voit en Baudelaire, non seulement l'homme qui «à travers des galeries abandonnées ou inconnues avait abouti à ces districts de l'âme où se ramifient les végétations monstrueuses de la pensée », mais aussi un intercesseur, qui, dans le vide laissé par la croyance, tient lieu de sauveur. Tel est le sens des deux sonnets des Fleurs du Mal, La Mort des Amants, l'Ennemi, et du poème en prose Anywhere out of the World enchâssés par Des Esseintes dans un canon d'église aux trois compartiments séparés. Si Huysmans uploads/Religion/ proust-et-huysmans-yves-clogenson 1 .pdf

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  • Publié le Jan 03, 2023
  • Catégorie Religion
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