L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2015, volume 16, n°1, PP. 59-69 | 59
L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2015, volume 16, n°1, PP. 59-69 | 59 ARTICLES ORIGINAUX D ans notre pratique clinique psychiatrique et psychologique auprès des migrants1, le religieux est fréquemment présent dans le discours des patients2. Il est une part constitutive des identifications que nous nous devons de reconnaître et accepter, pour surprenant que ce soit pour nous parfois, pour établir la relation thérapeutique et co-construire du sens aux troubles psychiques. Les rituels religieux participant aux processus de filiation et d’affiliation des individus aux différents groupes d’appartenance, sont sus- ceptibles de fournir des leviers thérapeutiques permettant aux patients d’inscrire la maladie, l’accident, ou le trouble, dans un discours en accord avec leurs croyances et celles de leurs groupes (Idris 2006). Or, dans la migration ce contenant structurant est mis à mal par la rupture du cadre externe qu’elle implique et qui entraîne par la suite une rupture au niveau du cadre interne intériorisé, cadre à partir duquel est décodée la réalité externe (Nathan 1986). Par ailleurs, les conversions religieuses brutales au sein des familles et des communautés, tout comme la migration, peuvent isoler certains individus et révéler des conflits inélaborés tant sur la scène externe que sur la scène intrap- sychique. Quand la maladie ou l’accident surviennent alors, ils ne peuvent être pensés ni prendre sens dans l’histoire collective et individuelle du patient. Ils restent en marge, figeant celui-ci dans le traumatisme et le vide. Dans le cadre de la psychiatrie transculturelle, il est davantage question de l’expérience singulière de la religion concernant notre patient en tant qu’individu. La religiosité psychique (Freud 1927), et non la religion, devient un objet clinique de par son rôle pour le patient dans la structuration de ses rapports à lui-même et aux autres. Nous examinons dans la suite la question de cette expérience individuelle de la religion chez l’une de nos patientes et comment l’approche transculturelle va lui permettre son expression afin d’accéder de nouveau à la représentation des évènements traumatiques qui surviennent dans sa vie et celle de son fils. Dans le cas du vaudou haïtien, il s’agit de négocier avec ses « invisibles » culturels pour comprendre les ruptures transgénérationnelles en résonance avec la singularité de notre patiente et celle de son fils. Ainsi, pourra-t-on l’aider à donner du sens à ce qui est arrivé, à sortir de la sidération et à se sentir protégée (Vonarx 2012, Hurbon 1972, 1993). L’enfant des LOA, entre la protection céleste et l’exposition terrestre Approche transculturelle Pauline LEFÈBVRE, François GIRAUD et Isam IDRIS AP-HP, Hôpital Avicenne, Bobigny, France Marie Rose MORO Université Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité Pauline Lefebvre est pédopsychiatre, assistante spécialisée, cothérapeute à la consultation transcultu- relle, CHU Avicenne (AP-HP), service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent, 125 Avenue de Stalingrad, 93009 Bobigny Cedex. Email : pauline.lefebvre @aphp.fr François Giraud est psychologue clinicien, cothérapeute à la consulta- tion transculturelle, CHU Avicenne (AP-HP), service de psychopatho logie de l’enfant et de l’adolescent, 125 Avenue de Cedex. Email : francois.giraud @avc.aphp.fr Isam Idris est psycho- anthropologue, cothéra- peute à la consultation transculturelle, CHU Avi- cenne (AP-HP), service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent, 125 Avenue de Stalingrad, 93009 Bobigny Cedex. Email : isam.idris@free.fr Marie Rose Moro est professeure de pédopsy- chiatrie, Université Paris Descartes Sorbonne Paris Cité, chef de service de la Maison de Solenn (AP-HP), 97 Boulevard de Port Royal, 75014, Paris. Cedex. Email : marie-rose.moro @aphp.fr 60 | L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2015, volume 16, n°1 Articles originaux | L’ENFANT DES LAO Clifford, l’enfant tombé du ciel Clifford est un garçon âgé de 6 ans lorsque nous le recevons pour la première fois, accompagné de sa mère Mme D, dans le dispositif de la consultation trans- culturelle. Ils sont suivis depuis plusieurs années au Centre Médico-Psychologique (CMP). Clifford présente des troubles importants de la relation, de la commu- nication et des comportements ayant fait évoquer précocement un trouble en- vahissant du développement. Il est né prématurément mais son développement psychomoteur était harmonieux les deux premières années. Son pédopsychiatre le reçoit régulièrement ainsi que Madame autant dans un souci de travailler sur ses difficultés que sur le lien fragile observé entre la mère et son enfant. Par ailleurs, quelques mois auparavant, alors qu’il était gardé par une amie de Madame, il est tombé par la fenêtre du salon et a chuté d’une hauteur de six étages. Après quelques jours en réanimation, il s’en est sorti néanmoins qua- siment indemne. Pour les pédiatres, c’était un enfant miraculé. L’équipe du CMP a été alors alarmée par des propos de Madame D qui paraissaient quelque peu mystérieux quant à la nature de l’accident lorsqu’elle rapportait : « Des esprits l’ont fait tomber au lieu de le sauver… ». Elle était confrontée à d’impor- tantes difficultés d’ordre culturel lors de ses rencontres avec cette famille. Le contre-transfert culturel (Devereux 1980) est souvent source de déstabilisation pour le clinicien qui peut être confronté à des phénomènes, des représentations, des pratiques, qui sont contraires à ses valeurs, qui lui paraissent transgressives voire dégoutantes ou répulsives. Ainsi, il éprouve à la fois une sorte de fascination, Devereux parle de « séduction », et de l’angoisse. Il a été ainsi été évoqué « un délire » chez Madame lorsqu’elle avait émis l’idée d’une responsabilité des « in- visibles » dans la défenestration de son fils. C’est dans ce contexte que le CMP a pris contact avec la consultation transculturelle de l’hôpital Avicenne à Bobigny. En outre, l’enfant restait trop collé à sa mère et leur relation ne semblait pas évoluer suffisamment pour l’équipe. Les parents de Clifford, haïtiens tous les deux, ne sont pas mariés et ne vivent pas ensemble. Monsieur est déjà engagé dans un premier mariage. Ce- pendant il demeure présent dans le discours de Madame et voit régulièrement son fils. Clifford a une sœur ainée de onze ans, issue du même couple parental, qui ne présente semble-il aucun trouble. Clifford est le premier enfant né après la migration. Madame disait au CMP à propos de l’accident de son fils : « Un esprit l’a poussé par cette fenêtre ». Elle reprend dès la première consultation transcul- turelle cette hypothèse mais en émet rapidement une deuxième sans réprouver néanmoins la première : « Un esprit l’a sauvé en retenant sa chute ». Elle parle des loa (ou lwa) ou encore mystère, dieux et esprits multiples du vaudou haïtien qui peuvent agir tantôt ou à la fois négativement et positivement sur les hommes et le monde des vivants. D’emblée deux théories étiologiques apparaissent. La première renvoie à l’action d’un esprit commandé par un tiers contemporain qui veut du mal (agression sorcière et agression magico-religieuse). Toutefois, cette action a été contrecarrée par un loa protecteur de Madame avec qui elle aurait contracté une alliance. La seconde étiologie possible renvoie à l’action directe d’un loa qui lui serait favorable mais agirait à son encontre négativement pour lui signaler sa demande ou pour insister étant donné qu’elle ne semble pas y répondre. Il peut alors s’agir de contrats et alliances individuels ou de devoirs collectifs transmis de générations en générations (Vonarx 2012). C’est un discours à mots couverts, voire silencieux ou même parfois renié, Madame se défendant de connaître le monde du vaudou. Elle se dit catholique, alors que la quasi totalité de sa famille s’est convertie au protestantisme évangélique, ce qu’elle ne se lasse de nous répéter au cours de nos rencontres. La parole et la pensée semblent entravées par des conversions générant des conflits re- ligieux inélaborés tant sur la scène familiale que sur la scène intrapsychique. 1 Nous remercions les thérapeutes du groupe de la consultation transculturelle du mercredi à l'hôpital Avicenne dont la participation a permis l'élaboration de cet article : M.-R. Moro, thérapeute principale, et l'ensemble des cothérapeutes : I. Réal, M.-A. Abdelhak, A. Simon, F. Babin, T. Rezaire, C. Koumentaki… 2 Pour Freud (1927) le phénomène religieux se dédouble en deux composantes essentielles : d'une part, la religion et d'autre part la religiosité psychique sur laquelle s'étaye la religion. Pour Hirt (1998) le religieux résulte de la confusion de la religion et la religiosité. L’autre, cliniques, cultures et sociétés, 2015, volume 16, n°1 | 61 L’ENFANT DES LAO | Articles originaux Cette mère provoque d’emblée de nombreuses formes de contre-transfert sur le groupe de la consultation transculturelle. L’impassibilité qu’elle présente, voire l’émoussement affectif apparent questionnent les cothérapeutes. Pour certains elle transmet l’effroi ou la sidération liés au traumatisme du terrible accident de son fils. Pour d’autres il s’agit d’une douleur sourde, encore indicible, laissant des cothérapeutes « déprimés » en fin de consultation. Elle peut aussi susciter des mouvements contre-transférentiels de rejet ou de las- situde par son opposition passive. Sa souffrance ne semble pas dater de l’accident de Clifford ni même du début des troubles autistiques de l’enfant qui sont bien antérieurs. Mère et enfant apparaissent en grande difficulté. Traumatisme, incompréhension, dé- pression, retrait autistique de Clifford : rien de ce qui est arrivé ne peut s’inscrire dans l’histoire familiale et individuelle. L’équipe du CMP uploads/Religion/ rla-46-arto-loa 1 .pdf
Documents similaires










-
29
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Aoû 17, 2022
- Catégorie Religion
- Langue French
- Taille du fichier 0.1491MB